3- Les décorations

Les décorations relèvent d’un esprit entièrement différent de celui des ordres de chevalerie. D’origine bien plus ancienne puisqu’elles remontent à l’Antiquité (les couronnes de lauriers ou les phalères romaines), elles sont une marque de récompense pour une action particulière dont l’insigne porte en lui même le sens de cette récompense. De là, la confusion qui s’établit entre ordres, décorations et médailles, puisque dans les trois cas il y a des marques extérieures avec le port d’insignes distinctifs mis en évidence sur le vêtement.

Les décorations ne réapparurent que tardivement en 1693 sous une forme proprement militaire avec la création par Louis XIV de l’ordre de Saint-Louis (et son pendant réservé aux officiers protestants : le mérite militaire créé en 1759 par Louis XV). Signe à la fois d’un accroissement du pouvoir de l’État et d’une évolution de la société d’Ancien régime vers davantage de sécularisation et d’égalité des conditions et des droits. Le désenchantement du monde -selon la belle expression de Marcel Gauchet- amorcé avec la réforme religieuse, a fait descendre les aspirations du divin aux héros mythiques puis aux hommes. Pour gouverner, le roi n’a plus seulement besoin d’une noblesse domestiquée. Il doit avant tout s’appuyer sur une administration professionnelle de robins et de roturiers et sur une armée qui prend des dimensions énormes (et pour laquelle la croix de Saint-Louis joue un rôle éminent dans le succès final de la guerre de succession d’Espagne).

C’est à Napoléon que revient la décision de génie de créer en 1802 la Légion d’honneur (les premières promotions eurent lieu en septembre 1803 et les insignes furent distribuées lors des cérémonies des invalides le 15 juillet 1804 et du camp de Boulogne le 16 août 1804). Décoration éminemment démocratique et moderne puisqu’elle peut être attribuée aux roturiers comme aux nobles, aux civils comme aux militaires, aux simples soldats comme aux maréchaux de France. Toutefois, à l’origine Napoléon avait conçu la Légion d’honneur avant tout dans un dessein monarchique (la France ne devant pas se distinguer des autres nations d’Europe qui distribuaient croix et cordons) aux fins de préparer son propre avènement au trône. Il s’agissait pour l’empereur de créer le noyau d’une forme moderne de société d’ordres et d’aristocratie (ce projet fut finalement réalisé par l’empereur avec l’institution de la noblesse d’empire en 1808).

Le succès de l’entreprise est venu par la suite avec l’amalgame entre les apports de l’Ancien régime et les acquis de la France révolutionnaire : la devise « honneur et patrie » associant un sentiment essentiellement aristocratique (l’honneur est assimilé dans le langage à la condition noble depuis le XIIe siècle) à l’idée moderne de nation issue de 1789.

Jusque dans son dessin, la Légion d’honneur marquait un bouleversement : l’étoile à cinq branches émaillée de blanc était déconnectée de toute référence religieuse (alors que les ordres de l’ancienne monarchie adoptaient la forme de la croix de Malte). L’avers voyait apparaître pour l’une des toutes premières fois dans un insigne porté sur un vêtement civil non pas un portrait de saint ou un monogramme héraldique, mais le portrait de l’empereur lauré sur le modèle des Césars.

La Légion d’honneur allait connaître un succès considérable à travers toute l’Europe et même hors d’Europe (jusqu’en Haïti). Les premiers ordres créés sous son inspiration (code, structure, principes, philosophie) seront ceux des frères de l’empereur et des États associés : la Couronne de fer (1805 – reprise par l’Autriche en 1815), l’ordre des Deux Siciles (1806), les ordres de Louis de Hollande (1806,1807 et 1808) , l’ordre royal d’Espagne (1809), la couronne de Westphalie (1809), l’ordre de la Réunion (1811). Ainsi également que de nombreux ordres étrangers non liés à l’empereur comme : l’ordre autrichien de Léopold (1808), espagnol de Saint-Ferdinand (1815), l’ordre des Guelphes du Hanovre (1815), Notre Dame de la Guadalupe du Mexique (1822), l’ordre du Rédempteur de Grèce (1829), l’ordre belge de Léopold (1832).

L’insigne de la Légion d’honneur inspirera le modèle à 6 branches de Saint-Joseph (créé à Würzbourg en1807, établi à Florence en 1814), de l’ordre du mérite militaire toscan créé par le grand-duc Léopold II en 1853 (à 5 branches), de la Couronne de Bavière en 1808 (à 8 branches), de Saint-Michel et Saint George de Grande-Bretagne en 1818 (à 7 branches), de la Croix du Sud du Brésil en 1823 (à 5 branches).

Au XIXe siècle, les décorations conçues comme des ordres de mérites civils et militaires vont connaître une inflation grandissante (de là par exemple, les modifications apportées à l’ordre du Bain sous l’inspiration de la Légion d’honneur en 1815 et 1847 avec la distinction de grades civils et militaires), et ce jusque dans la très autocratique Russie impériale.

À mi-chemin entre les ordres de mérite et les anciens ordres de chevalerie dynastiques vont se développer également les ordres de maisons réservés aux membres des familles régnantes et à certaines personnalités particulièrement distinguées pour leurs mérites. À l’idée moderne de récompense nationale des ordres de mérite, ils opposent la conception plus traditionnelle de la légitimité dynastique telle qu’elle se maintiendra entre le Congrès de Vienne et la première guerre mondiale. Les zones de diffusion de ces récompenses dynastiques vont être géographiquement circonscrites à deux extrêmes : d’abord, les maisons allemandes de l’ancien empire romain germanique (Bavière, Hanovre, Hesse, Hohenzollern, Mecklembourg, Oldenbourg, Saxe, Würtemberg…) et leurs extensions balkaniques au début du XXe siècle (ordre de Carol de Roumanie créé en 1908, ordre des Saints Cyrille et Méthode créé en 1909, avec une plaque directement inspirée du Saint-Esprit français en souvenir de l’ascendance maternelle du tsar Ferdinand de Bulgarie) ; ensuite, certaines monarchies orientales aux traditions radicalement étrangères à l’influence des idéaux chrétiens de la chevalerie (par exemple l’ordre du Chrysanthème de l’empire du Japon créé en 1878, l’ordre des Palhavi de la maison impériale d’Iran créé en 1924 ; de leur côté, les Anglais, avec la création en 1861 de l’ordre de l’Étoile des Indes destiné aux princes indiens et à certains hauts serviteurs de la vice-royauté impériale, ont imaginé une forme de récompense dont le dessin et la titulature évitaient pour la première fois toute référence à la croix du Christ).

Les guerres napoléoniennes, la naissance du mouvement des nationalités avec la création d’États indépendants et les conflits qui vont suivre jusqu’au XXe siècle seront propices à la multiplication des décorations militaires. La Prusse se dote de la croix de fer en 1813, l’Angleterre de la Victoria cross en 1856 (fabriquée à partir du bronze de canons russes pris à Sébastopol, elle restera attribuée très parcimonieusement, à moins de 1400 reprises depuis sa création), la première guerre mondiale voit notamment la naissance de la military cross britannique (1914) et de la croix de guerre française (1915). En Russie, l’ordre de Saint-Georges se dote d’une postérité en 1807, avec la création de l’insigne de distinction de l’ordre militaire (de Saint-Georges) pour les sous-officiers, marins et soldats, en 1941 avec l’ordre soviétique de la gloire qui renoue avec le prestigieux ruban noir et orange.

Parmi toutes ces décorations, la Médaille militaire française se détache par son originalité. Créée par un décret du 22 janvier 1852 et distribuée pour la première fois lors de la cérémonie du 10 mai suivant, elle est réservée aux sous-officiers et soldats qui bénéficiaient peu des promotions de la Légion d’honneur. Elle peut être également attribuée en récompense aux généraux ayant commandé en chef et constitue alors une dignité supérieure à celle de grand-croix de la Légion d’honneur (on compte 147 promotions de ce type depuis sa fondation).

À l’instar de son oncle, Louis Napoléon mit son profil tête nue sur la Médaille militaire, mais sans couronne de laurier. Le ruban qui s’inspire de la couleur de celui de l’ordre de la Couronne de fer (jaune liséré de vert) fut également choisi en référence au grand empire.

Avec la Médaille militaire, clairement une décoration, la confusion est désormais totale et entretenue jusqu’à nos jours entre médailles et décorations. Cette situation n’est pas propre à la France et s’est retrouvée dès 1833 en Piémont Sardaigne avec la création de la médaille « Al valore militare ».