2- Les ordres de chevalerie
Les ordres de chevalerie se distinguent nettement des ordres hospitaliers et apparaissent plus tardivement entre le XIVe siècle et le XVIe siècle. Leur vocation
séculière est de réunir autour du prince, par un serment, l’élite des grands du royaume (la condition de naissance étant liée à l’existence d’une société d’ordres, certes strictement hiérarchisée,
mais marquée par une certaine fluidité dans l’accès à la noblesse qui a toujours été traditionnelle en Grande-Bretagne et qui a été bien plus importante qu’on ne l’imagine en France jusqu’en
1750).
Leur apparition coïncide avec le déclin de la féodalité et de la véritable chevalerie. Pour des États modernes en voie de constitution, la création d’un ordre de chevalerie est l’un des instruments
de pouvoir dans les mains des gouvernants. La Jarretière -le plus ancien parmi les ordres de chevalerie et qui n’a connu aucune interruption depuis sa création par Édouard III aux alentours de 1346-
sert le roi d’Angleterre dans le combat qu’il mène pour la couronne de France comme un outil d’allégeance à sa personne et un signe de ralliement à sa cause (la devise « honi soit qui mal y
pense » avant qu’on lui prête des origines romanesques se réfère directement à la légitimité de la revendication dynastique des Plantagenêts ; la jarretière, élément de l’équipement
militaire du chevalier, renvoie à la symbolique d’union ; les couleurs -or et azur- sont celles de l’écu de France).
En 1430, Philippe le bon, duc de Bourgogne, le «grand-duc d’Occident», créé la Toison d’or à Bruges pour témoigner de la puissance de sa dynastie et de
ses États. Le prestige et la réussite de ce nouvel ordre seront tels qu’il conduira Louis XI à instituer l’ordre de Saint-Michel en 1461. Lorsque Saint-Michel aura commencé à décliner à partir du
règne de Charles IX, il deviendra nécessaire pour la couronne de se rattacher les grands seigneurs catholiques dans cette période troublée des guerres de religion. C’est ce que fera Henri III en 1578
avec l’institution du grand ordre de la monarchie française, celui du Saint-Esprit.
Gagnant progressivement en prestige, le Saint-Esprit a permis de rapprocher des princes de sang et de leurs cousins dynastes étrangers (infants d’Espagne), la haute noblesse des ducs et pairs et les
titulaires d’emplois militaires et de charges à la Cour, en consacrant leur appartenance à une élite sociale restreinte. Depuis Henri IV (1607), les enfants de France recevaient le cordon à leur
baptême, mais ne devenaient réellement membres de l’ordre qu’à leur installation.
Les statuts fixent à 100 le nombre de cordons bleus : 87 chevaliers commandeurs (chevaliers des « Ordres du Roi » c’est-à-dire du Saint-Esprit et de Saint-Michel), 9
ecclésiastiques dont le Grand Aumônier de France, seul dispensé à devoir faire valoir ses preuves de noblesse (les prélats n’étaient pas titulaires de Saint-Michel et à ce titre portaient la colombe
sur les deux faces de la croix), 4 grands officiers (issus des grands serviteurs de l’État de la noblesse de robe, ces Grands Officiers n’avaient pas droit au collier, mais en général le faisaient
figurer dans leurs armes ; ils conservaient de même leur vie durant, sans aucun droit et par pure tolérance de la couronne, le port du cordon et de la plaque au sortir de leurs charges). Ce
nombre peut apparaître relativement élevé en comparaison de la Jarretière (25 chevaliers en sus du monarque et des chevaliers extra-statutaires -en général souverains étrangers) et de la Toison d’or
(30 chevaliers à l’origine, portés à 60 sous Philippe IV). Ceci s’explique à la fois par le poids démographique de la France de l’époque en Europe et par la nécessité première de disposer d’un moyen
de récompenser et de s’attacher les grands hommes de guerre d’une noblesse aux fonctions avant tout militaires.
En dépit de leur finalité politique, les ordres de chevalerie vont conserver une inspiration nettement chevaleresque. La chevalerie en déclin est encore auréolée de tout son prestige et l’idéologie
des États modernes reste fortement imprégnée de ses codes jusqu’au XVIe siècle (au moins jusqu’à Charles Quint et François Ier). La création de la Jarretière est ainsi très clairement inspirée
des légendes arthuriennes et du roman des chevaliers de la Table ronde.
Le principe même d’un ordre conçu comme une confrérie particulièrement éminente avec des marques extérieures d’appartenance (sous la forme d’abord et avant tout d’un manteau d’une couleur distinctive
à l’instar de ce qui existait déjà pour les ordres hospitaliers) a lentement mûri en France, en Espagne, en Hongrie et en Italie dans la première moitié du XIVe siècle. L’origine capétienne de la
plupart de ces premiers ordres de chevalerie est-elle même liée au prestige de la famille des lis (la Toison d'or, fondée par un prince capétien, n’est passée aux Habsbourgs que par l’héritage de
Marie de Bourgogne, avant de se diviser en 1712 en deux branches : l’espagnole et l’autrichienne).
L’inspiration des romans de chevalerie, de l’hommage rendu au souverain, des tournois, se relève dans les cérémonies éclatantes qui entouraient la tenue des chapitres de ces ordres. Si à compter de
Philippe II, les chapitres de la Toison d’or ne furent plus réunis (la branche autrichienne qui a récupéré le Trésor de la Toison d’or déménagé de Bruxelles à Vienne en 1794, a pratiqué des
cérémonies d’investiture en costume de 1712 à 1852), ceux de l’ordre du Saint-Esprit n’ont jamais connu d’interruption jusqu’à la fin de la monarchie bourbonienne (les derniers chapitres furent tenus
le 2 février 1791 avant la suppression de l’ordre par le décret de la Constituante du 30 juillet de la même année et, sous la Restauration, le 30 mai 1830). Les fastes des cérémonies peuvent être
appréhendés par la splendeur des costumes et du trésor de l’ordre qui se trouvent au Louvre et qui ont miraculeusement échappé aux destructions de la Révolution française ou dans les mémoires et les
relations des contemporains (le duc de Luynes, le comte d’Hézeques, le livre du sacre de Louis XVI). Aujourd’hui, seules les cérémonies de la Jarretière qui se tiennent chaque année fin juin dans la
chapelle Saint-George du château de Windsor perpétuent ces anciennes traditions. Encore faut-il se souvenir que jusqu’en 1946, ces cérémonies ne se tenaient pas régulièrement. Il a fallu attendre
cette date pour que le souverain britannique -grâce à une popularité acquise lors de l’issue heureuse des deux conflits mondiaux- récupère la prérogative de nomination des chevaliers de la Jarretière
jusqu’alors réservée au gouvernement et institue une régularité dans la tenue des chapitres.
Les ordres de chevalerie ont connu un prestige et un succès non démenti jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Outre ceux qui ont déjà été évoqués on peut citer l’Annonciade de Savoie (créé en 1362 sous le
nom d’ordre du Collier et placé par les statuts de 1566 sous le patronage de la Vierge de l’Annonciation), l’Éléphant du Danemark (1693), Saint-André de Russie (1698), l’Aigle noir de Prusse (1701),
Saint-Janvier des Deux Siciles (1738), les Séraphins de Suède (1748), Saint-Étienne de Hongrie (1764).
Une évolution intéressante se produit à la fin du XVIIe siècle avec la création de l’ordre militaire de Saint Louis qui va conduire certains ordres à se rapprocher des décorations : soit
décorations militaires à l’instar de Saint-Louis (1693), de l’ordre autrichien de Marie-Thérèse (1757) ou de l’ordre russe de Saint-Georges (1769), soit
ordres de mérite nationaux comme l’ordre anglais du Bain (malgré sa dénomination qui se réfère à un usage médiéval chevaleresque, cet ordre a été créé par le premier ministre Walpole dans un but de
patronage politique), les ordres russes de Saint-Alexandre Nevski (1725) et de Saint-Vladimir (1782), Charles III d’Espagne (1771), Saint Patrick d’Irlande (1783, qui reste toutefois inspiré des modèles de la Jarretière anglaise et du Chardon écossais), Saint-Ferdinand des Deux Siciles (1800),
Saint-Joseph de Toscane (1807 et 1814).
La Révolution française va porter un coup fatal aux ordres de chevalerie. D’esprit monarchique, mais d’essence aristocratique ces institutions ne sont plus en phase avec les idées de nation et
d’égalité. Après la tourmente de la Révolution et de l’Empire, les anciens ordres de chevalerie subsisteront comme insignes dynastiques réservés aux membres des familles, à la haute noblesse, ou à
des très grands serviteurs de l’État (premiers ministres, maréchaux ou généraux ayant commandé en chef, diplomates de rangs élevés à titre de réciprocité). D’autres enfin, à l’exemple de
Saint-Maurice et Saint Lazare du royaume de Piémont Sardaigne, se transformeront en ordres de mérite après 1815. Certains ordres vont continuer jusqu’à nos jours à être attribués en survivance sur
une base purement dynastique par les chefs de maisons souveraines déposées (ceci concerne en particulier les ordres du Saint-Esprit, de la Toison d’or autrichienne, de l’Annonciade, de
Saint-Janvier). Le cas de Saint-André de Russie est original : aboli en 1917, il n’a subsisté que comme une dignité du chef de la famille Romanov en exil à Paris avant d’être rétabli en 1998 par
un décret de Boris Elstine sur une base nationale et non dynastique comme récompense suprême de la Fédération de Russie.
Du naufrage de l’ancienne Europe monarchique et aristocratique, il ne subsiste aujourd’hui que quelques éléments épars (le Chardon d’Écosse, les Séraphins de Suède, l’Éléphant du Danemark) dont les
plus prestigieux, restent les ordres de la Jarretière et de la Toison d’or (espagnole). Le serment d’allégeance ne conserve qu’un aspect symbolique. La dimension confraternelle est transcendée
par la marque de faveur. Le port de l’insigne constitue le signe distinctif essentiel de l’appartenance. La condition de naissance pour importante qu’elle soit (certaines familles ducales
britanniques parviennent à maintenir la tradition d’avoir un titulaire de la Jarretière presque à chaque génération : on compte ainsi une douzaine de Cavendish des ducs de Devonshire ou de Percy
des ducs de Northumberland, le record étant détenu par les Howard avec un total vingt-quatre chevaliers), n’est plus exclusive (à partir Winston Churchill nommé en 1953 et considéré comme un
roturier bien qu’étant petit fils du duc de Marlborough, des non-nobles ont pu accéder à cette prestigieuse dignité) et ne se substitue plus à l’appréciation des mérites.
Les ordres de chevalerie ne sont plus que les témoins glorieux de passé. Toutefois, une dernière résurgence est apparue avec la création par le général de Gaulle en novembre 1940 de l’ordre de la
Libération. Attribué à un millier de compagnons (dont le dernier ira reposer au mont Valérien), il renoue avec l’idéal d’une chevalerie militaire moderne où la récompense du mérite l’emporte sur
toute autre considération, mais où l’aspect de confrérie prime par rapport aux décorations plus traditionnelles.