Une lucarne pour le Saint-Esprit

 

 

par Bernard Sevestre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 24 :

Lucarne de l'hôtel des Invalides

Cliché B. Sevestre

 

La cour royale de l'Hôtel des Invalides est un livre d'images, couleur de pierre dorée. Louis XIV en fut le commanditaire et Louvois le réalisateur, soucieux de figurer autour de cette prestigieuse place d'armes de l'institution. L'histoire militaire du règne anime les quatre frontons des avant-corps, ainsi que les groupes qui coiffent les quatre pavillons d'angle, ou encore les soixante lucarnes distribuées sur l'entablement à raison de vingt sur chacune des longues ailes (orient et occident) et de dix sur chacune des ailes courtes (nord et midi).

 

Deux de ces fenêtres évoquent des ordres de chevalerie : c'est, au nord l'ordre de Saint-Lazare, par une touche modeste, et, au sud-ouest, l'ordre du Saint-Esprit qui occupe une place éminente, objet de la présente réflexion.

 

Il convient tout d'abord de situer dans l'espace et dans le temps cet élément architectural puis de présenter l'inventaire des objets que le sculpteur y plaça, à la recherche des significations particulières de ceux-ci pris au sens de l'ensemble de la composition. Par souci de simplification les positions de ces éléments seront indiquées par rapport à la droite ou à la gauche de l'observateur placé dans la cour face au midi.

 

La lucarne que déjà nous attribuons au Saint-Esprit s'inscrit sur la façade méridionale de la cour, celle qui donne accès à l'église des soldats. Plus précisément elle se trouve plantée contre la toiture de la demi-aile à l'extrême droite de l'avant-corps de l'église, c'est donc la cinquième baie par rapport à celui-ci, tout contre le pavillon d'angle sud-ouest. J'ai choisi de lui attribuer le numéro 30 par rapport à une lucarne d'origine n°1 arbitrairement choisie au poste le plus à gauche de l'aile du levant, immédiatement au sud du pavillon d'angle nord-est.

 

Le gros-œuvre de la cour était bien avancé en 1674 mais celui de l'aile méridionale ne le fut que beaucoup plus tard, vers 1691. Les entourages des lucarnes, commencés par l'aile nord, furent mis en place progressivement, par campagnes successives et dans l'ordre chronologique des évènements représentés : les décorations de l'aile sud constituent la partie finale du programme, après le décès de Louvois (1691), achevée par son fils et successeur le marquis de Barbezieux (mort en 1701). Faute de l'étude des livres de comptes, la signature ne peut dater avec certitude la chronologie de ces travaux ni découvrir l'identité de leurs auteurs.

 

 

Reste au moins le recours à la comparaison de cette lucarne avec celles qui l'encadrent, dans la mesure où elles offrent des éléments indiscutables d'identification.  A gauche de notre n° 30 il est possible de reconnaître une allusion à la candidature du prince de Conti au trône de Pologne (1696), dans le sujet n° 28 sur la même demi-aile occidentale, le n° 33 célèbre la campagne de Flandre du Grand-Dauphin en 1693, le n °35 décrit la bataille maritime et terrestre de Brest ou de Camaret (1694) tandis que le n° 36 évoque une action de cavalerie, probablement Leuze (1691).

 

Admettons provisoirement pour la lucarne du Saint-Esprit une inspiration tirée de l'actualité de la dernière décennie du XVIIe siècle, notamment la promotion de l'ordre du Saint-Esprit de 1689, très exceptionnelle en raison de son importance numérique et qualitative, et qui donna lieu à la frappe d'une médaille.

 

L'ovale de la baie considérée nous fournit un moyen géométrique commode pour procéder à la désignation des pièces de son inventaire, soigneusement équilibré selon le goût classique.

Sous le secteur inférieur du grand diamètre vertical, cinq verges d'un faisceau ou d'un fagot de fascines s'inclinent du centre vers la droite. Le ruban qui les ligature a été serré sur sa circonférence de droite mais il se déroule en une courbe jolie sur la gauche. Sur la dernière ellipse de gauche l'on distingue du bas vers le haut une timbale de cavalerie parée de son tablier, deux embouchures de petit calibre la dépassent vers la gauche, puis au-dessus, un bouclier antiquisant timbré d'un masque de lion de face, ici l'un des symboles et meubles héraldiques de l'Espagne. Du rebord gauche du bouclier dépassent une crosse de mousquet puis deux glands. Plus haut, un groupe de deux drapeaux s'élève : la partie flottante s'enfle ; vers l'extérieur autour de la hampe la plus à droite, celle que termine une pointe d'esponton : hélas aucun signe de nationalité n'apparait sur cette étoffe.  La seconde hampe s'achève par un armement circulaire. Cette partie rassemble donc quelques trophées arrachés à l'Espagne selon une typologie fréquente sur les reliefs, les médailles, les peintures : précisément en cette fin de guerre de la ligue d'Augsbourg les hostilités prennent sur les Pyrénées un tour favorable aux Français.

 

Les motifs de la demi-ellipse de droite, plus complexes, restent lisibles malgré les dépôts qui les obscurcissent. A la base, la culasse d’une pièce d’artillerie dont la volée disparaîtrait sous la lucarne, canon inoffensif et sans doute captif, qui constitue un autre symbole de prise et de victoire. Au-dessus trois objets allongés et renflés sont en réalité les parties inférieures de lances de tournoi ou de hampes d’étendards plongeant vers le piédestal de l’ovale, mêlées à des flèches tandis que les pointes de deux javelots jaillissent sur la lisière extérieure de ce secteur. Une pelta, bouclier de l’infanterie légère grecque de l’antiquité, apparaît plus haut, marquée d’une tache noire qui ne permet pas de distinguer un signe d’identification. La partie flottante d’un drapeau s’envole vers la droite et domine la pelta, non loin d’une hampe qui soutient une enseigne à la romaine : sur son titulus se lit l’abréviation N.P.I. abréviation de la devise du Roi-Soleil : « Nec Pluribus Impar ». Parallèle à cette hampe et en dessous, se devine l’extrémité d’un bâton de maréchal ou, moins probable, d’une masse d’huissier.

Le sommet de l’ovale supporte en son apogée, sur l’axe vertical, un écu en forme de cœur dont le champ est strié de lignes horizontales indiquant l’émail azur en héraldique. Une croix, pattée plutôt qu’à huit pointes, est inscrite sur celui-ci, recouverte en partie par une colombe éployée au vol abaissé : c’est bien ici la devise de l’ordre du Saint-Esprit. Sous la pointe de l’écu apparaissent les deux courbes d’un cordon de sautoir ou d’une écharpe.

 

Vers la gauche, en site inférieur, un bras armé, dextrochère, s’en écarte, supportant une épée chevaleresque ou antique à lame nue. Une couronne végétale entoure la pointe verticale. Vers la droite, en signe inférieur et symétriquement, un bras armé, sénestrochère, s’en échappe et brandit un sabre à lame courbe en son extrémité, également entouré d’une couronne végétale fixée par un ruban noué en croix de Saint-André.

 

En chef au-dessus de l’écu, culmine un panache de plumes d’autruche en d’élégants jaillissements. On pourrait y deviner une allusion à la fleur de lis mais plus probablement faut-il préférer un plumail de toque de chevalier des ordres en tenue de chapitre ou même celui qui surmonte  un armet de parade.

Dernière découverte et non la moindre, deux têtes de canards ou plutôt de reptiles s’échappent latéralement du chef de l’écu et sous le buisson de plumes. On peut y reconnaître l’effigie d’un monstre bicéphale vigilant dont le corps supporte l’écu en cœur tandis que ces bras armés sont prêts à défendre par le fer les armes de l’ordre du Saint-Esprit. Ce dernier élément par sa position culminante quoique peu voyante, constitue la partie capitale de la lucarne et fournit la clef de l’énigme. 

Trois parties apparaissent donc dans la composition de cette décoration, ainsi qu’il est souvent de règle dans ces créations intelligentes que sont les inventions des symbolistes de la Petite Académie, confiées plus ou moins simultanément à la numismatique, à la peinture et à la sculpture du règne de Louis XIV.

 

La zone moyenne de part et d’autre de la lucarne présente les marques des victoires françaises sur les armées espagnoles et plus sûrement celles de 1693-1694. C’est surtout ce que montre la position dominante de l’enseigne N.P.I. par rapport au bouclier à tête de lion triste : peut-être l’artiste a-t-il souligné les indices d’identification du vaincu par l’amas de flèches, souvent disposées en faisceau sur les drapeaux d’Espagne, et par la pelta des fantassins armés à la légère pour évoquer noblement les montagnards de la frontière des Pyrénées, miquelets ou basques.

Le faisceau incliné à la base de l’ovale n’est certainement pas ici la marque d’un commandement consulaire, d’un général en chef, puisqu’il est dépourvu de la hache du licteur ; il faudrait y trouver plutôt l’allusion au rassemblement en cours d’un corps social ou d’une nation avant la lettre, pourquoi pas après le souvenir des désordres de la Fronde, l’établissement d’une solidarité restaurée. Cette idée se rallie à la signification de la partie supérieure de la lucarne : ainsi les deux pôles de l’ovale s’expliqueraient-ils l’un par l’autre.

 

La partie culminante concerne évidemment l’ordre du Saint-Esprit mais avec au moins deux allusions qui en enrichissent la signification : elles permettent d’y trouver des indications complémentaires précises, favorables à une compréhension historique et psychologique.

 

Dextrochère et sénestrochère dressant l’épée nue fleurdelysée sont bien connus des héraldistes : ils fournissent le support habituel des armes de connétables puis après l’extinction de cette charge, du doyen des maréchaux de France. On retrouve ce support au XVIIIe siècle mais il donne alors naissance à une variante. Le dextrochère subsiste à dextre avec l’épée haute tandis que le senestrochère adopte le bâton de maréchal. Le bâton de maréchal qui fut observé sur le côté droit de la lucarne serait donc bien cohérent avec l’allusion présente à la Connétablie. Ce qui paraît nouveau et original c’est l’apparition du sabre recourbé à senestre : ne serait-ce pas là l’indication de cette juridiction de la Connétablie sur toutes les armes, y compris les grenadiers à cheval (1667-1670) et les hussards (1692-1697), derniers nés de l’armée royale ? Relevons aussi que les couronnes de laurier, enrubannées à la pointe des épées nues comme des auréoles, vont caractériser tout au long du XVIIIe siècle les jetons, sceaux et médailles de la Connétablie et de la Maréchaussée, institutions judiciaires et prévôtales qui contribueront à l’établissement de la discipline dans la moderne armée royale.

 

Mais en quoi cette allusion au maréchalat peut-elle se concilier avec la devise du Saint-Esprit ? Plusieurs hypothèses peuvent en expliquer les rapports. La période est marquée par des accessions nombreuses au maréchalat, par exemple en 1693 qui voit la promotion de Tourville, Villeroy, Boufflers, Catinat et Noailles : ce dernier fut précisément récompensé pour ses récentes victoires sur le versant méridional des Pyrénées. Mais la grande promotion de 1689 de soixante-dix nouveaux chevaliers dans l’ordre du Saint-Esprit paraît plus significative alors que, parmi ceux-ci, les officiers généraux étaient nombreux. Selon les mémoires de Saint-Simon, ce fut alors « la première fois que les maréchaux à recevoir dans l’ordre y précédèrent les gentilshommes de même prétention ». Ces faits sont de grande importance car ils témoignent d’une évolution dans la conception des Ordres du Roi. L’obtention du cordon bleu n’est plus limitée par des conditions de naissance puisque désormais les brillants et longs services des maréchaux à la tête des armées royales ouvrent les portes de l’ordre prestigieux, ce qui n’avait pas été accordé vers 1660 par le même roi au maréchal Fabert. Le Saint-Esprit devient donc, pour une part, un ordre de très haut mérite tout en conservant la valeur aristocratique initiale.

 

Restent les deux protomes de reptiles qui se profilent entre le chef de l’écu en cœur et le bouquet de plumes. Ne serait-ce pas là deux des trois lézards qui caractérisent les armes de Michel Le Teillier, marquis de Louvois vers 1680 : « d’azur à trois lézards posés en pal et rangés en fasce au chef cousu de gueules, chargé de trois étoiles d’argent ».

 

On sait que Louvois avait obtenu en 1671 la charge de chancelier de l’ordre du Saint-Esprit. Ce dernier titre est probablement rappelé ici après son décès sur un bâtiment que l’organisateur de l’armée française moderne avait construit. A la fois chancelier de l’ordre et secrétaire d’Etat à la guerre Louvois paraît bien avoir suggéré à Louis XIV la collation des Ordres du Roi aux maréchaux de France, fussent-ils médiocrement nés, comme la plus haute récompense militaire du royaume.

 

La conception de cette lucarne fut peut-être antérieure à 1691 mais son exécution se situerait vers 1692-1700 et, plus probablement après les trois traités de Ryswick (1697) puisque, non loin de la baie n° 30, s’alignent, les lucarnes nos 23 et 24 sur le même entablement de l’aile du midi.

 

Si ce contenu historique et psychologique pouvait être confirmé par des textes d’époque tels que les comptes des chantiers et les délibérations de la Petite Académie, la lucarne du Saint-Esprit serait bien à sa place en l’Hôtel royal des Invalides : mais plus finement qu’un texte d’ordonnance déjà elle rend compte d’une mutation dans les mentalités militaires et politiques au royaume de France à la fin du XVIIIe siècle.