André Citroën et la Légion d'honneur
Anne de Chefdebien
Conservateur adjoint
La plaque de grand officier de la Légion d'honneur ayant appartenu à André Citroën vient d'être offerte au musée par les héritiers du célèbre constructeur d'automobiles.
Ainsi que l'indique une inscription gravée au revers, cette plaque sertie de diamants et portant le poinçon d'Arthus Bertrand, lui a été donnée par ses collaborateurs. Elle est du modèle d'ordonnance de la IIIème République : une étoile d'argent anglée de rayons, portant au centre le profil de Cérès et la légende "République Française -1870- Honneur et Patrie".
André Citroën (1878-1935) fut nommé, en qualité d'ingénieur, chevalier de la Légion d'honneur par décret du 29 août 1923 sur proposition de M. Albert Sarraut, ministre des Colonies, avec le motif suivant : "Vingt ans de pratique industrielle. A contribué au développement de l'industrie automobile en France et a organisé avec succès la première traversée du Sahara au moyen d'autochenilles construites dans ses usines. Après avoir constitué la mission Haardt-Audouin-Dubreuil, qui a été de Touggourt à Tombouctou en quinze étapes, s'est porté à sa rencontre et l'a rejointe à mi-chemin au Hoggart. A ainsi réussi à créer un moyen de liaison rapide entre l'Afrique du Nord et nos possessions de l'Afrique Occidentale et a ouvert au développement de notre expansion coloniale, dans cette région, les plus larges perspectives. A apporté, pendant toute la guerre, un concours des plus efficaces à l'organisation de la défense nationale, tant par les usines créées pour le ravitaillement en projectiles de la France et de ses alliés que par les missions spéciales qu'il a accomplies au mieux des intérêts de l'Etat".
Les explorateurs Haardt, belge, et Alexandre Audouin-Dubreuil, français, furent également décorés de la Légion d'honneur par décret daté du même jour.
André Citroën fut reçu dans l'ordre le 5 novembre 1923, par le général Gouraud, gouverneur militaire de Paris.
Bien que le délai de promotion ait été de quatre ans, dès le 19 septembre 1925 Citroën fut promu officier sur proposition de M. Paul Painlevé, président du Conseil et ministre de la Guerre, qui avait personnellement demandé au Grand Chancelier une dérogation en ces termes : "M. Citroën occupe dans le pays une place telle que les règles habituelles ne sauraient lui être légitimement opposées. Il est une exception qui justifie des mesures exceptionnelles". Le Gouvernement entendait récompenser "les services exceptionnels rendus au pays par la Mission Transafricaine Citroën, deuxième mission Haardt-Audouin-Dubreuil, appelée la Croisière Noire qui a transporté de la métropole à Madagascar à travers le continent africain un groupe de dix-sept personnes et un matériel considérable, mission qui est rentrée au complet en rapportant de nombreux et précieux documents de toute nature et accroissant largement les possibilités de notre expansion en Afrique. A ainsi apporté au pays de nouveaux et importants éléments de prospérité". Le décret fait aussi état de la création "en France d'une industrie automobile qui contribue pour une large part au développement, à l'extérieur, du commerce national".
C'est d'ailleurs à l' initiative du ministère du Commerce et de l'Industrie, M. Maurice Bokanowski, qu'André Citroën est, trois ans plus tard, promu commandeur par le décret du 4 janvier 1928, dont le texte rappelle la haute valeur de l'industriel constructeur et créateur "d'usines les plus modernes qui constituent la réalisation du modèle le plus perfectionné d'une fabrication en grande série" et évoque également la création d' usines de montage dans différents pays d'Europe.
A nouveau sur proposition du ministre du Commerce et de l'Inclustrie, cette fois Louis Loucheur, André Citroën est élevé à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur par décret du 7 janvier 1931, en qualité de président du comité d'organisation de la section française de l'exposition internationale qui s'était tenue à Barcelone en 1929.
Cette rapide ascension dans l'ordre national est le témoignage de la reconnaissance de la République à l'égard d'une personnalité hors pair dont le nom reste inséparable de l 'histoire de la construction automobile en France et en Europe.
Sorti de l’Ecole polytechnique en 1900, André Citroën travaille d'abord pour la société des automobiles Mors qu'il réorganise. Parallèlement il s’intéresse à des engrenages métalliques en chevron et, grâce à un brevet acheté en Pologne, monte dès 1902 un atelier de taille de ces pièces de mécanique dont la forme est à l' origine de son emblème.
La première guerre mondiale donne à ses activités une nouvelle dimension. Mobilisé en 1914 comme lieutenant d'artillerie, André Citroën, conscient de la lenteur de fabrication des obus français, convainc le général Baquet, directeur de l' artillerie au ministère de la Guerre, de lui permettre de construire une usine capable de produire à court terme dix mille projectiles par jour puis cinquante mille. Cet établissement, édifié sur les terrains maraîchers du quai de Javel, fonctionnera dès la fin de 1915, témoignant de l'efficacité de l'industriel auquel le gouvernement confiera d'autres tâches d'intendance telle que l’organisation du ravitaillement de toutes les usines de guerre, notamment leur approvisionnement en charbon.
Après l'arrêt des hostilités l’usine va changer de destination et fabriquer des voitures automobiles avec, pour ambition, la production en grande série. La première " Citroën", le modèle A, sort de Javel le 4 juin 1919 et la marque ne tarde pas à devenir la deuxième du monde après Ford. Régulièrement un nouveau modèle est mis au point. En 1923 est lancée la populaire petite "5 chevaux". Dès lors les innovations ne cesseront plus de perfectionner l' industrie automobile : en 1925 la voiture "tout-acier" produite dans une gamme complète de carrosseries allant du modèle de luxe à la fourgonnette de livraison, puis vient le moteur "flottant" et enfin, en 1934, la "traction avant" de conception véritablement révolutionnaire.
En 1933 André Citroën avait décidé de reconstruire et de réorganiser l'usine de Javel afin d'intensifier la production de séries. Ces réalisations entreprises pendant la crise économique entraîneront la faillite de la société qui déposera son bilan en décembre 1934 et passera aux mains de Michelin.
André Citroën meurt ruiné le 3 juillet 1935 avant que le succès de la "7" et de la " 11 chevaux", sorties des ateliers en 1934 et qui seront produites jusqu' en 1957, ne consacre son œuvre.
André Citroën, innovateur dan s la conception même de la construction automobile, a été aussi un pionnier dans de nombreux domaines tels que le renouvellement du parc des taxis de Paris, l'organisation de lignes d'autocars, la signalisation routière, la création d' une compagnie d' assurances à prix réduits pour ses clients, sans oublier la communication, préfigurant avec un talent inégalé les grandes manifestations contemporaines allant de l’illumination, à sa marque, de la tour Eiffel en 1925 à la préparation de légendaires expéditions : la traversée du Sahara en 1922-1923, la Croisière noire en 1924-1925 et la Croisière jaune en 1931-1932. Au cours de celle-ci quatorze autochenilles traversèrent la chaîne de l'Himalaya portant jusqu'aux confins de l'Asie l'image de la technique française sous le signe des célèbres chevrons. Ce voyage représentait à la fois un défi technique et une aventure culturelle à laquelle participa le père Teilhard de Chardin en qualité d'archéologue et d'historien.
Dans un domaine différent André Citroën fut dès 1915 membre et un des vice-présidents du premier comité directeur du Cercle Interallié que le comte Marc de Beaumont venait de fonder à l'intention des officiers des armées alliées de passage à Paris.
Enfin, mécène, il permit l'illumination permanente de la place de la Concorde, de l'église de la Madeleine, du palais Bourbon et de l'arc de triomphe de l'Etoile.
Notre musée est heureux de pouvoir exposer sa plaque de grand officier de la Légion d'honneur, couronnement de la carrière exceptionnelle de l'industrie visionnaire que fut André Citroën.
Je tiens à remercier vivement Mme Jacqueline Citroën et M. Bernard Citroën pour les précieuses informations qu'ils ont bien voulu me communiquer et qui ont aidé à compléter les sources bibliographiques de cet article (0. de Serres, "La grande aventure industrielle de Citroën", La Cohorte n° 119, août 1991, pp. 26-30.