La médaille de la Fidélité et de l'Honneur du 10 août 1792

Charles-Philippe de Vergennes

 

 

Le 20 avril 1792, l'Assemblée législative déclare la guerre au "roi de Bohême et de Hongrie". La première campagne de l'armée de la Révolution tourne court, ce qui crée l'effervescence à Paris. Deux mois plus tard, les Brissotins qui resteront dans l'Histoire sous le nom de Girondins lancent le peuple de Paris à l'assaut des Tuileries pour intimider Louis XVI et l'obliger à signer les deux décrets sur la déportation des prêtres réfractaires et sur la création d'un camp de vingt mille fédérés aux portes de Paris, décrets auxquels il a opposé jusque là son veto. Le 11 juillet, l'Assemblée proclame la patrie en danger. Le 25 juillet, le duc de Brunswick, général et chef des armées austro-prussiennes, lance son célèbre manifeste dans lequel il déclare que "s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à leurs Majestés, le roi, la reine, et la famille royale [ ... ], Paris sera livré à une exécution militaire et à une subversion totale". Le manifeste est connu le 1er août. Le cadre espace-temps est ainsi posé et le destin du roi et de ses derniers défenseurs scellé. Le 9 août, une commune insurrectionnelle se substitue à la commune légale de Paris.

S'arrêtant sur la journée du 10 août, Napoléon, alors témoin oculaire de cet événement, l'a évoqué à Sainte-Hélène en ces termes :
"Le Château se trouvait attaqué par la plus vive canaille [...]. Le palais forcé, et le roi rendu dans le sein de l'Assemblée, je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l'idée d'autant de cadavres que n'en présentèrent les masses des Suisses, soit que la petitesse du local en fit ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j'éprouvais en ce genre. J'ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses."

Au soir des combats du 10 août, le bilan s'établit pour le régiment des Gardes Suisses à sept cents morts, deux cent cinquante prisonniers et deux cent vingt survivants isolés : les seconds, bien que l'Assemblée ait initialement décrété le même jour la mise sous sauvegarde de la loi et des vertus hospitalières du peuple français, les officiers et soldats suisses et toutes autres personnes mises en état d'arrestation par le peuple, seront massacrés sans autre forme de procès le 2 septembre ; seul leur colonel, le général d'Affry, était libéré après que le tribunal révolutionnaire, créé le 17 août pour juger les crimes commis dans la journée du 10 août, ait reconnu son absence ce fameux jour. Quant aux troisièmes, ils sortiront de Paris grâce à des Parisiens de toutes origines dont l'altruisme et le courage ne peuvent que forcer l'admiration.

Entre-temps, le 20 août, l'Assemblée décrète que les régiments suisses, ou de pays alliés à la Suisse, cessent d'être, comme tels, au service de la France.

Près d'un quart de siècle plus tard, Louis XVIII, par ordonnance du 10 août 1816 promulguée le 24, décide de décerner des récompenses à tous les anciens officiers qui faisaient partie du régiment des Gardes Suisses à l'époque du 10 août 1792 et qui "n'auront pu être placés dans les deux nouveaux régiments suisses de la Garde Royale" : ils obtiennent le grade immédiatement supérieur à celui qui leur avait été octroyé à cette époque, et la croix de Saint-Louis est décernée à tous ceux d'entre eux qui ne l'ont pas encore obtenue.

Cependant, il revient à la Diète de la Confédération Helvétique le mérite d'avoir décidé le 7 août 1817, vingt-cinq ans après l'événement, la création d'une médaille d'honneur destinée à rappeler aux générations la fidélité et la bravoure de tous les officiers et soldats suisses présents le 10 août aux Tuileries et à apporter aux survivants un témoignage de sa reconnaissance.

Comme preuve du droit au port de cette médaille, chaque vétéran reçut un diplôme sur grand papier d'un format 50 x 65 cm, gravé sur cuivre, et sur lequel sont représentés trois dessins symboliques et le texte du diplôme, tiré de la décision de la Diète, précisant les caractéristiques de la médaille, son ruban et les conditions d'attribution.

Dans la partie supérieure, au centre, figure un rocher au milieu d'une tempête, battu par les flots qui se brisent en écume, symbolisant la constance. Au dessus, l'inscription "X AUGUST MDCCXCII" et en dessous "TREUE UND EHRE". A droite et à gauche, des trophées militaires : casques, bouclier avec la croix suisse et cuirasse de même, épées, hallebardes et masses d'armes.

En dessous, le texte du diplôme rédigé en langue allemande est gravé en écriture gothique, dont la traduction est la suivante :

La Diète de la Confédération Helvétique, sur la proposition de la Ville et d'après la volonté des hautes instances, a estimé par une délibération solennelle qu'il convenait, par un acte public de gratitude et d'admiration, d'honorer le souvenir du 10 août 1792, comme un saint devoir de la Suisse libre et indépendante, après 25 ans de silence involontaire envers ceux qui ont attesté la fidélité suisse et ont prouvé leur bravoure pour la gloire de la Confédération. A cette époque, des régiments suisses étaient au service de la couronne royale de France ; l'éloge d'une conduite exemplaire revint à ceux qui, pour eux et leur patrie, ont attiré l'attention du monde en laissant comme un monument durable, de l'aveu de tous les Confédérés, le souvenir du 10 août 1792, jour où l'ancien régiment de la garde suisse, lors de la défense sans défaillance de l'autorité royale légitime, trouva une mort glorieuse après un combat glorieux ; leur héroïque sacrifice, bien qu'il ait été un triste événement, constitue pour la Suisse un glorieux souvenir - jour  remarquable dans les annales de notre nouvelle histoire militaire nationale. Pour entretenir ce haut exemple du respect du serment prêté, dont déjà en 1815 la noble constance des régiments de gardes suisses a été le modèle, pour le donner en illustration aux générations futures et aux yeux de tous les confédérés, qui en un temps plus rapproché se consacrent au service des puissances amies où la défense de leur propre patrie, pour qu'un sacrifice aussi courageux de la vie pour le devoir soit considéré comme le plus beau fleuron d'un peuple loyal, et glorifié comme la loi suprême de l'honneur militaire, le Conseil veut, par une marque toute particulière de gratitude, magnifier ce jour, où ces vertus sont apparues dans leur éclat, inoubliable pour les combatants suisses et leurs contemporains et décide en conséquence :
l° - En souvenir des faits du 10 août 1792, la Confédération doit une reconnaissance profonde et durable, et son admiration à l'ancien régiment de la garde suisse dont l'héroïsme n'est éclipsé dans l'histoire de la Suisse par aucun exemple antérieur de vertu patriotique. Au souvenir de ceux qui glorieusement restèrent sur le sanglant champ de bataille, ou dont la vie fut ensuite sacrifiée comme rançon de leur fidélité ; comme de ceux qui depuis lors sont morts à la suite de cet événement, la Confédération dédie le présent acte. Leur nom ainsi que celui de leurs frères d'armes encore vivants doivent être gardés pour la postérité et leur liste consignée dans les archives confédérales.
2° - A tous les officiers, sous-officiers et soldats de l'ancien régiment de la garde suisse qui étaient présents à Paris le 10 août 1792, lors de l'attaque du château royal et qui sont encore vivants, il est décerné une marque d'honneur particulière, à savoir une médaille de fer coulé qui portera sur l'envers la croix confédérale et les mots TREUE UND EHRE (fidélité et honneur) et au revers la simple date 10 AOUT 1792. Cette médaille pourra être portée sur la poitrine, à gauche, attachée à un ruban rouge et blanc.
3° - L'exécution de la décision ci-dessus et la distribution de la médaille commémorative aux ayants-droit sont déléguées aux autorités locales de la Confédération, pour ceux qui vivent encore en France par l'intervention de l'état-major général de son altesse royale le colonel-général : pour ceux qui se trouvent en Suisse, les demandes doivent être adressées aux hautes autorités du Canton.
Ainsi en a-t-il été décidé le 7 août de l'année 1817.
Le Conseil de la Ville et République de Berne
Le Président
Le Chancelier de la Confédération

Sur tous les diplômes figure ensuite cette inscription :
Nous maire et conseiller privé de la Ville et République de Berne, au titre d'autorité confédérale locale, ainsi que nous en avons reçu l'ordre de la Diète de la Confédération et après examen soigneux des preuves qui nous ont été présentées avons trouvé parfaitement fondé le droit de l'honorable sieur... (nom et lieu de naissance) ayant servi comme... (grade) dans l'ancien régiment de la garde suisse à la médaille d'honneur commémorative instituée par la décision ci-dessus du Conseil. En conséquence, nous délivrons à l'intéressé cette distinction patriotique et le présent diplôme à titre personnel comme témoignage durable de gratitude. Ceci authentifié par la signature de Nous maire président du Conseil et apposition du sceau fédéral de Suisse.
A Berne, le 8 octobre de l'année 1818
Le Maire de la Ville et République de Berne, président du Conseil
Le Chancelier de la Confédération.

In fine, le document est revêtu du sceau sous papier de la Confédération portant l'inscription circulaire "SCHWEIZERISCHE EIDGENOSSENSCHAFT MDCCCXV".

La Médaille d'Honneur est une médaille ronde en fer "coulé" de 26 mm de diamètre enserrée dans une monture en argent sommée d'un anneau bélière (diamètre total 28 mm) dans lequel passe un anneau doublement lové sur lui-même.

Sur l'avers, figurent l'écu suisse de forme ancienne et la devise TREUE UND EHRE, et au revers, X AUGUST MDCCXCII sur trois lignes au centre d'une couronne de laurier.

Trois-cent-quatre-ving-quinze médailles furent attribuées nominativement (les prénom, nom et lieu de naissance du titulaire sont gravés en lettres capitales sur la tranche), au nombre desquelles quatre, à titre exceptionnel, au roi Louis XVIII, au comte d'Artois, à la duchesse d'Angoulême et au marquis de Champcenetz, gouverneur du palais des Tuileries.

Deux exemplaires en or, sans anneau d'attache, furent attribués à Coquet, ancien lieutenant de la garde nationale parisienne, et à Nicolas Laurent, comte de Montardy, le premier pour avoir sauvé la vie à une trentaine de gardes suisses, le second pour avoir recueilli chez lui une douzaine de gardes et leur avoir fourni des habits et des vivres pour rejoindre leur patrie. L'exemplaire de la médaille du comte de Montardy ainsi que ce brevet d'attribution daté de Lucerne le 13 mars 1820, ont figuré à la remarquable exposition qui eut lieu au Musée monétaire en 1956.

Aux termes de la décision de la Diète, la médaille devrait être pendue à un "ruban rouge et blanc" : en fait ce fut un ruban rouge liseré de blanc avec une croix blanche en son centre. Deux sortes de rubans peuvent être rencontrés : un petit ruban rouge avec à l'extérieur un liseré et une croix en proportion, et un ruban plus large (30 mm) avec une croix plus grande, ces différences pouvant s'expliquer par des dates de fabrication espacées.

La recherche des survivants s'effectue dès le mois d'août 1817 tant en France que dans tous les cantons suisses. M. de Gady, maréchal de camp, premier aide de camp suisse du comte d'Artois, coloriel-général des Suisses et Grisons, chargé par le directoire fédéral des recherches en France, trouve cent-soixante-neuf survivants, tandis que deux-cent-vingt anciens gardes suisses sont identifiés dans les différents cantons.

Deux documents concernant un ancien garde suisse permettent de reconstituer la procédure d'attribution de la Médaille d'Honneur du 10 août 1792 : le premier renseigne sur l'état des services du citoyen Philippe Ditz qui "a servi avec honneur et probité, l'espace de six ans et quatre mois, dans le ci-devant Régiment des gardes suisses en qualité de fusilier de la Compagnie de Roll et a obtenu son congé absolu le 20 août 1792" ce premier document a été établi le 7 prairial de l'an 2 de la République.

Le second document, à en-tête de la grande Chancellerie de l'Ordre royal de la Légion d'honneur, est daté du 25 décembre 1818 :
J'ai l'honneur de vous informer, Monsieur, que sur mon rapport, le Roi a daigné vous autoriser, le 24 décembre 1818, à accepter et à porter la médaille d'Honneur qui vous a été décernée par la diète helvétique, en commémoration du 10 août 1792.
Recevez, Monsieur, l'assurance de ma parfaite considération.
Le Maréchal Duc de Tarente
Ministre d'Etat
Grand Chancelier de l'ordre Royal de la Légion d'honneur
Signé : Macdonald

Une relation de la remise officielle de la médaille a pu être trouvée dans le journal Le Conservateur, tome II, 15e livraison, janvier 1819 :
"Le 6 janvier 1819, jour des Rois, il (Monsieur de Gady) rassemble 57 officiers, sous-officiers et soldats de l'ancien régiment des gardes suisses, dont vingt-six sont aux Invalides, qui avaient été à la funeste catastrophe du 10 aôut 1792. Cette réunion eut lieu dans une grande salle, au rez-de-chaussée de l'Hôtel des Invalides. En remettant à ses compatriotes leur nouvelle décoration, Monsieur de Gady leur a adressé ces nobles et tendres paroles : C'est au nom de la patrie entière que je vous offre le gage de son admiration et de sa reconnaissance. Dans vos cœurs et dans le tombeau de vos fidèles compagnons d'armes immolés, réside le sanctuaire de la fidélité et de l'héroïsme suisse. Les pages de notre histoire nationale en transmettront le souvenir aux âges les plus reculés... Déjà la Suisse, enorgueillie de votre sublime conduite, fait ériger un monument à Lucerne, où vos noms seront conservés au respect des générations futures. Que le Dieu de nos pères daigne répandre sur vous ses plus saintes bénédictions, en récompense de votre fidélité... "
Le monument commémoratif du lion de Lucerne, évoqué par M. de Gady, fut élevé grâce à une souscription nationale ouverte en mars 1818. Le 10 août 1821, eut lieu la cérémonie du souvenir qui vit l'inauguration du lion de pierre symbolisant le sacrifice des gardes suisses morts le 10 août ainsi que les ler et 2 septembre 1792.

Comme l'écrit avec émotion P. de Vallière, "le lion mourant, taillé dans le roc à Lucerne ne nous rappelle pas seulement le 10 août 1792, il personnifie le service de France et ses trois siècles d'héroïsme, il est le symbole de la plus belle vertu de nos ancêtres : le dévouement".

HELVETIORUM FIDEI AC VIRTUTI !

 

Bibliographie sommaire
- Honneur et Fidélité-Histoire des Suisses au service étranger, par le Capitaine de Vallière, Neufchatel, s.d. (1913).
- Les Gardes suisses et leurs familles aux XVIIe et XVIIIe siècles en région parisienne. Actes du colloque du 30 septembre et 1er octobre 1988, Rueil-Malmaison, mars 1989.
- Catalogue de l'exposition Ordres de chevalerie et récompenses nationales, 2 mars - 30 mai 1956. Musée Monétaire - Administration des Monnaies et Médailles, Paris 1956.
- La Médaille Helvétique de la Fidélité et de l'Honneur du 10 août 1792, par R.D. Stiot - Bulletin de la Sabretache n° 429, 1966 (contient la liste des titulaires de la médaille).
- La Médaille d'Honneur Helvétique du 10 août 1792 in Histoire des distinctions et des récompenses nationales, par André Souyris-Rolland (Tome 2), PREAL 1987.