Peindre le roi en 1789. Esquisse pour un dernier « Hommage à Louis XVI »
Tom Dutheil
Au début de l’année 2017, le musée de la Légion d’honneur a reçu en dépôt un portrait du roi Louis XVI signé « Lemonnier peintre du roi en 1789 ». Après ceux de Louis XI, Henri III, et Louis XIV, ce portrait du dernier monarque de l’Ancien Régime vient donc enrichir la salle des ordres royaux.
Plus qu’un simple portrait en buste de Louis XVI parmi d’autres, ce tableau est avant tout l’esquisse préparatoire grandeur nature d’une œuvre aujourd’hui disparue, l’« Hommage à Louis XVI », également nommée « Louis XVI recevant les hommages des échevins de Rouen ». Commandée en 1786 au peintre Lemonnier (1743-1824), cette toile commémorait l’un des épisodes les plus heureux du règne de Louis XVI : son voyage en Normandie, du 21 au 29 juin, entrepris afin de visiter le plus grand chantier de son règne : l’édification d’un port de guerre dans la rade de Cherbourg.
Cette visite qui doit conduire le roi dans quinze villes différentes de Normandie présente de nombreuses particularités qui justifièrent par la suite la commande d’un tableau commémoratif. Décidé sur les conseils de son ministre Calonne, ce voyage devait permettre à Louis XVI de faire oublier la récente « affaire du collier » et de regagner la popularité du peuple. Un objectif pleinement atteint puisque le roi fut acclamé tout au long de son voyage. Il écrit dans une lettre à Marie-Antoinette : « jugez si je ne suis pas le plus heureux roi du monde 1». Enfin, il s’agit du seul et unique voyage du roi dans son royaume avant les événements de 1789 et le choix de Cherbourg confirme le grand intérêt de Louis XVI pour les questions maritimes.
Parmi les nombreux épisodes qui marquent cette pérégrination, l’un des plus importants est l’audience accordée aux représentants de la chambre de commerce et à la juridiction consulaire de la ville de Rouen, le 28 juin 1786. Dans un contexte économique tendu où la Normandie, en plein développement « proto-industriel », subit la concurrence de l’Angleterre, cette entrevue doit manifester le soutien du Roi, notamment par d’éventuelles exemptions d’impôts. Un succès dont témoigne a posteriori une lettre du maire de Rouen datée du 27 avril 1814 : « Après le passage du monarque en cette ville et pour conserver le souvenir de la bonté toute particulière avec laquelle il accueillit les représentants du commerce, la Chambre de commerce arrêta de faire à ses frais un tableau dont le sujet serait l’audience accordée par le roi Louis XVI à la chambre de commerce et à le juridiction consulaire."2
Natif de Rouen, grand prix de Rome en 1772, Anicet Charles Gabriel Lemonnier (1743-1824) était le peintre le plus indiqué pour remplir cette mission. Homme des Lumières, il est en effet très impliqué dans le développement de sa région natale.
Il n’en faudra pas moins attendre 1789, année où il entra à l’Académie, et la Révolution pour que le peintre obtienne une véritable reconnaissance. Il fut directeur de la manufacture des Gobelins de 1810 à 1814 et exposa au Salon de 1785 à 1814. Il est notamment célèbre pour son tableau « Lecture de la tragédie de "l'orphelin de la Chine" de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin »3, présenté en 1812.
Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur le 27 décembre 1814.
Peint entre 1786 et 1789, son « Hommage à Louis XVI » fut présenté au Salon de 1789. Louis XVI, en habit de cour, est entouré du duc d’Harcourt, gouverneur de Normandie, du maréchal de Castries, ministre de la Marine, de quelques membres de son entourage personnel et de seize représentants de la Chambre de Commerce et de la juridiction consulaire de Rouen. La toile fut si bien reçue que quelques absents insistèrent pour se faire représenter sur le tableau, tels Dupont ou Barthélemy Lecouteulx de Canteleu. Après le Salon, elle prit place dans la grande salle de la Juridiction de la chambre de commerce, alors appelée Salle de concert.
Bien qu’acquis aux idées de la Révolution, Lemonnier, porta jusqu’à son décès, une grande attention à son œuvre, la restaurant lui-même à plusieurs reprise. Il ne pu cependant empêcher l’« orageuse destinée »4 qui devait rythmer la vie du tableau.
Cachée par le peintre au début de la Révolution dans un local qui est aujourd’hui le greffe du tribunal de commerce, la toile fut lacérée en 1793 « par des ongles trop patriotiques »5.
Lemonnier lui-même la récupéra et la restaura, comme il en témoigne, dans une lettre datée du 15 juin 1814 : « Tout lacéré dans une situation si abjecte et si désespérante qu’il ne fallut pas moins que l’amour extrême de son sujet (…) pour entreprendre de le rétablir au milieu des dangers de ces temps de désastres. (…) Je puis dire l’avoir fait deux fois ». Après avoir été provisoirement exposé à l’Hôtel de Ville en 1814, le tableau fut raccroché à son emplacement original en 1816. Il fut de nouveau enlevé après les événements de 1830 « pour ôter tout prétexte de trouble »6 et remisé dans un des greniers de l’Hôtel de Ville. Il retourna une ultime fois à la chambre de commerce en 1836, pour y disparaître définitivement le 31 mai 1944, lors du bombardement de la ville.
L’esquisse constitue donc un important témoignage du tableau disparu. Peinte à taille réelle, elle fut très certainement réalisée pour être présentée au roi et obtenir son accord avant la réalisation de la toile dans son intégralité. Il demeure également deux dessins préparatoires, dont celui de Louis XVI (Illustration 3), qui sont aujourd’hui conservés au musée franco-américain du château de Blérancourt7 et quelques gravures précisant l’identification des personnages.
Ce tableau fut semble-t-il acquis très tôt auprès du peintre par la famille Elie-Lefebvre et exposée au château de Canteleu en 17798. C’est cette même famille qui a très généreusement accepté de mettre l’esquisse en dépôt au musée de la Légion d’honneur.
Cette toile est également un témoignage historique : elle constitue très certainement le dernier portrait de Louis XVI avant la Révolution.
D’autres représentations furent exécutées après 1789, dont le célèbre tableau de « Louis XVI en roi citoyen » par Carteaux9. Le monarque, qui n’est plus en majesté, porte encore les différents ordres de chevalerie mais arbore la cocarde tricolore.
Cette esquisse présente également un intérêt du point de vue phaléristique : il constitue l’un des derniers témoins d’une innovation dans le port des ordres voulu par le dernier roi de l’Ancien Régime.
Le roi arbore logiquement le cordon et une plaque en cannetille de l’ordre du Saint-Esprit, reçus à 12 ans10, et dont il devint le grand maître à son accession au trône. Il porte également l’ordre de la Toison d’or espagnol, reçu par tous les princes de la maison de Bourbon depuis la nomination de Philippe d’Anjou (1683-1746) comme roi d’Espagne.
La véritable originalité réside dans la troisième décoration arborée par le monarque : l’insigne de l’ordre de Saint-Louis, porté sur sa poitrine.
Depuis la création de cet ordre militaire en 1693 l’usage, sans qu’il ne soit jamais codifié11, s’était développé pour les chevaliers des ordres du roi qui étaient aussi titulaires de Saint-Louis, de ne porter qu’un simple nœud rouge au bas de leur cordon de l’ordre du Saint-Esprit. On le retrouve, à titre d’exemple, sur les portraits de « Louis XV donnant ses ordres au siège de Tournai » par Van Loo12, ou encore du maréchal-duc de Villars par Hyacinthe Rigaud13. Fait peu connu de l’histoire des ordres de chevalerie français, cette pratique fut abolie par Louis XVI par l’édit de janvier 1779 dont l’article 14 stipule : « Les Chevaliers et Commandeurs de l'Ordre du Saint-Esprit, qui sont Chevaliers de Saint-Louis, porteront dorénavant la Croix de Saint-Louis à la boutonnière comme les Chevaliers ». Plusieurs iconographies attestent de ce changement.
Sur les portraits du début de son règne, dont celui par Duplessis, le roi n’arbore pas l’ordre de Saint-Louis.
Le musée expose en salle des ordres royaux un cordon et une plaque de l’ordre du Saint-Esprit qui auraient appartenu à Louis XVI14, acquis par la Société des Amis en 198215 (Illustration 8) et son dizain de l’ordre provenant du musée des Souverains. 16
Par contre, à ce jour, nous n’avons trace d’aucune des croix portées par Louis XVI 17
Malgré l’autorisation de l’Assemblée18, le roi cessa de porter ses insignes de l’ordre du Saint-Esprit en septembre 1791, proclamant lors de la séance du 14 septembre 1791 : « Je suis instruit que l’Assemblée nationale a rendu ce matin un décret relatif au cordon bleu ; je me suis déterminé à quitter cette décoration ». 19
Le roi continua par contre à porter l’insigne de Saint Louis à la boutonnière, même après la suppression des ordres de chevalerie par le décret du 30 juillet 1791 et la transformation de l’ordre de Saint-Louis en décoration militaire par le décret du 1er janvier 1791.20 Certaines caricatures représentèrent le roi, portant seulement le grand cordon de Saint-Louis, telle le « Nouveau pacte de Louis XVI avec son peuple le 20 juin 1792 » 21 (le sens du port du cordon y a été inversé), sans qu’il soit attesté que le roi ait jamais porté les insignes de grand-croix de Saint-Louis.
Ce portrait du roi constitue enfin un témoignage du port spécifique de l’ordre de la Toison d’or à la boutonnière de l’habit qui se généralise au XVIIIe siècle alors qu’il devrait être portée en sautoir.
NOTES DE BAS DE PAGES
1 - In Mathurin de Lescure, Correspondance secrète et inédite, Sur Louis XVI, Marie-Antoinette, La Cour Et La Ville, de 1777 a 1792, Paris, Forgotten Books, 2017
2 -Archives de la Chambre de Commerce, aujourd’hui conservées dans les archives départementales de Saine Maritime.
3 - Reuil-Malmaison, châteaux de Malmaison et de Bois-Préeau, Inv. M.M.59.3.1.
4 - H. Wallon, Le Tableau de Louis XVI au palais des consuls, discours de réception de M.H. Wallon à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, Rouen, Imprimerie Cagniard, 1897, p.7.
5 - Ibid, p.7
6 - Lettre du président Dupont du mars 1831. Archives de la Chambre de Commerce, aujourd’hui conservée dans les archives départementales de Saine Maritime.
7 - Informations aimablement communiquées par Mathilde Schneider, conservateur du musée franco-américain du château de Blérancourt
8 - Archives conservées par la famille Elie-Lefebvre
9 - Musée des châteaux de Versailles et de Trianon, Inv. MV3752
10-Louis XVI fut nommé chevalier du Saint-Esprit le 1er janvier 1767 et reçu le 2 février.
11-L’article 3 des statuts du 5 avril 1693 précise le port des décorations sans inclure d’exception pour les chevaliers des ordres du roi : Voulons que tous ceux qui composeront ledit Ordre de S. Louis, portent une Croix d’or, sur laquelle il y aura l’image de saint Louis, avec cette différence que les Grands-Croix la porteront attachée à un ruban large, couleur de feu, qu’ils mettront en écharpe, & auront encore une Croix en broderie d’or sur le justaucorps & sur le manteau. Les Commandeurs porteront seulement le ruban en écharpe avec la Croix qui y sera attachée, sans qu’ils puissent porter la Croix en broderie d’or sur le justaucorps ny sur le manteau ; & les simples Chevaliers ne pourront porter le ruban en écharpe, mais seulement la Croix d’or attachée sur l’estomac avec un petit ruban couleur de feu.
12-Musée des châteaux de Versailles et de Trianon, Inv. MV3968
13- Marseille, musée des Beaux-Arts, Inv. BA271
14- Ces insignes furent offerts à M. Lelong, huissier du cabinet de Mme Adélaïde par son ami Lemoine, valet de chambre de Louis XVI, comme il l’explique dans une lettre jointe qui détaille l’histoire des insignes. Un second document manuscrit précise : « Dernier Cordon bleu et plaque du même ordre (…) portés par Louis XVI jusqu'au mois de septembre 1791. »
15- Inv. 07851 (1 et 2). Accompagnés d un ruban rouge présenté curieusement comme le cordon de la Toison d’or Vente Ader Picard Tajan, Paris, Drouot – salle 4, le 5 mai 1982. Dans la même vente furent acquis le cordon et la plaque Louis-Charles de France, dit « Louis XVII» (Inv. 07853 1 et 2).
16- Le Louvre conserve aussi un grand cordon du Saint-Esprit attribué à Louis XVI (inv. MS 270) provenant aussi du musée des Souverains (1852-1872).
17- D’après les recherches menées par Patrick Spilliaert, Louis XVI reçut 9 croix (le nombre de plaques n’est pas déterminé) entre 1775 et 1773 (sans prendre en compte les parures de joailleries livrées par Jacquemin à Louis XV, portées par Louis XVI et volées en septembre 1792). In Spilliaert P. Les insignes de l’ordre du Saint-Esprit, Paris, Le Léopard d’or, 2016.
18- « L’Assemblée nationale décrète qu’aucun Français ne pourra continuer de porter les marques distinctives des ordres supprimés, à l’exception du Roi et du prince royal, qui seuls pourront conserver comme distinction personnelle les décorations dont ils sont revêtus ». In Gazette nationale ou le Moniteur universel, n° 257, 14 septembre 1791.
19- In Gazette nationale ou le Moniteur universel, n° 258, 15 septembre 1791.
20- Dans la lettre de M. Lelong, cité dans la note n°15, il précise qu’après la décision de l’Assemblée du 14 septembre, « Le Roy ordonna à l’inspecteur général de sa Garderobe et de ses habit de découdre promptement la plaque de son habit et de celui de son fils et de mettre seulement à sa boutonnière le ruban et la croix de Saint-Louis ». Archives du musée de la Légion d’honneur.
21- Paris, Musée Carnavalet, département des estampes.
BIBLIOGRAPHIE :
Cloarec A. « L’Ordre royal et militaire de Saint-Louis & l’institution du Mérite militaire », in Art et curiosité, Paris, novembre-décembre 1975, n°59, p 16-40.
De Lescure M., Correspondance secrète et inédite, Sur Louis XVI, Marie-Antoinette, La Cour Et La Ville, de 1777 a 1792, Paris, Forgotten Books, 2017.
Guimares, Ch. L’Ordre royal et militaire de Saint-Louis 1693-1830, 2014.
Le Bozec Ch. Lemonnier, un peintre en révolution, Rouen, Université de Rouen, 2000.
Ridel L. « Voyage de Louis XVI en Normandie, parenthèse enchantée de son règne», in Patrimoine Normand, Les Moutiers-en-Cinglais, janvier-février 2015, n°92, p. 2-12.
Spilliaert P. Les insignes de l’ordre du Saint-Esprit. Colliers, croix, plaques, chapelets et autres ornements distribués à Messieurs les chevaliers, prélats et officiers des Ordres du roi, Paris, Le Léopard d’or, 2016.
Wallon H. Le Tableau de Louis XVI au palais des consuls, discours de réception de M.H. Wallon à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, Rouen, Imprimerie Cagniard, 1897.
Le musée de la Légion d’honneur remercie la famille Elie-Lefebvre et tout particulièrement Mme Delphine Elie-Lefebvre, qui a très aimablement contacté le musée pour proposer de mettre cette esquisse en dépôt et nous a communiqué toute la documentation qu’elle conservait.