La Croix de Guerre 1914 - 1918, genèse et réalisations
Charles-Philippe de Vergennes
Exposé dans le cadre du 8e congrès européen de phaléristique organisé à Paris par la Société des amis du musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie
Introduction
En 2005, lors d’une journée d’étude organisée à l’occasion du 90e anniversaire de la création de la Croix de guerre 1914-1918, un intervenant s’interrogeait sur ce qui lui paraissait au coeur du sujet : la reconnaissance du courage en France depuis le Moyen Âge et la profonde inflexion apportée par ce qui allait rester dans l’histoire sous le nom de Grande Guerre1.
Il distinguait trois temps chronologiques majeurs :
- le premier, celui de l’Ancien Régime, où la récompense du courage au combat est d’abord une affaire de chevalerie. Puis lorsque le métier des armes tend à se professionnaliser, le besoin apparaît d’accorder au soldat une récompense qui lui soit propre. Ainsi en est-il de l’ordre de Saint-Louis créé en 1693 et réservé aux officiers, le soldat n’étant pas récompensé spécifiquement pour ses actions héroïques et son courage, mais pour son temps passé au service comme en témoigne la création en 1771 du médaillon des Deux épées ;
- le deuxième, lorsque pendant la période révolutionnaire apparaissent des récompenses destinées à motiver et fédérer la troupe. En particulier les armes d’honneur permettent d’identifier et d’officialiser le héros. La création de la Légion d’honneur est la conséquence de cette évolution politique avec l’adoption d’un principe d’égalité. Le Second empire lui donnera un nouveau souffle, d’une part, en renouant avec le passé militaire dont il revendique l’héritage, par la création de la médaille de Sainte Hélène, d’autre part, en instituant la Médaille militaire, qui récompense à la fois les soldats, les sous-officiers et les généraux ayant commandé en chef. Sa devise « VALEUR et DISCIPLINE » se veut l’écho de celle de la Légion d’honneur « HONNEUR et PATRIE ».
- le troisième, celui du XXe siècle marqué par le déclenchement des hostilités le 2 août 1914 : une guerre de 1560 jours et 1560 nuits, qui devait conduire à « l’invention » d’un système qui soit à la fois reconnaissance par la Nation du courage militaire et signe d’excellence d’une société massivement impliquée dans ce conflit.
Les étapes de sa création
Avant de préciser dans cette première partie les étapes qui ont jalonné la création de la Croix de guerre, rappelons brièvement les évènements des cinq premiers mois du conflit qui, sur le théâtre du nord-est de la France, se divisent en trois phases :
- la bataille des frontières d’août 1914, qui nous oblige à quitter nos positions de couverture et à engager un repli limité avec des contre-attaques qui ralentissent la marche de l’ennemi ;
2 la bataille de la Marne, lorsque Joffre décide de lancer le 6 septembre une contre-offensive qui sur 300 km et pendant six jours, entraîne un repli allemand ;
3- la course à la mer, puisqu’en réponse à la manoeuvre allemande d’enveloppement de notre aile gauche, le haut commandement français cherchera à envelopper son aile droite, « les deux parties... [allant], par des déplacements parallèles d’unités, allonger de proche en proche la ligne de bataille jusqu’à la mer [du Nord] ».
À l’issue de la bataille des Flandres et à partir du 15 novembre, l’épuisement de part et d’autre oblige chacun à s’organiser sur ses positions, et à la guerre de mouvement succède la guerre des tranchées. Ces quatre premiers mois ont été d’autant plus meurtriers que la massification des effectifs qui s’affrontent et les « progrès » réalisés par les armements constituent un véritable « mur de feu » pour chacun des adversaires. Le système existant de reconnaissance des actions d’éclat, Légion d’honneur et Médaille militaire attribuées par décision du Grand Quartier Général (ordre D) et citations à l’ordre de l’Armée, garde son caractère de récompenses exceptionnelles qui n’est pas à l’aune des actes de courage qui se multiplient du fait même de la dureté des combats et des effectifs engagés. Mais comment les récompenser « au plus près », hic et nunc ?
Le 7 novembre, le sénateur Ernest Cauvin, capitaine de mobiles en 1870 et auteur en 1911 d’un rapport lors de la création de la médaille commémorative de 1870-71, rencontre le général Boëlle, commandant le quatrième corps, qui lui expose son projet de compléter les citations à l’ordre de l’Armée par l’octroi d’une médaille de bronze. Le 9, le sénateur pose officiellement la question au Sénat :
«Récompenses honorifiques
Médaille de bronze pour perpétuer au moins les citations à l’ordre du jour de l’armée. Ne pourrait-on pas instituer une récompense qui pourrait être largement accordée car la dépense en serait peu élevée, pour mettre en relief les combattants qui seraient à donner en exemple à leurs camarades ?»
Le 17, le ministre de la guerre, Alexandre Millerand, répond par la négative :
«J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’une citation à l’ordre de l’armée constitue, tout d’abord, une haute récompense qui se suffit à elle-même.
Elle est, en outre, perpétuée par la remise au militaire cité, d’un exemplaire de l’ordre général qui l’accorde, et portée à la connaissance de tous par la publication au Journal officiel et au Bulletin des Armées de la République, ce qui ne peut manquer de mettre en relief l’héroïsme des combattants qui en ont été l’objet et de faire naître l’émulation parmi leurs camarades.
Dans ces conditions, il ne m’apparaît pas qu’il y ait lieu, pour le moment du moins, d’envisager la création d’un insigne ayant pour but de distinguer les combattants ayant bénéficié de citations à l’ordre de l’armée. »
Entre-temps, le 16, Boëlle reçoit celui qui va se faire l’apôtre de cette grande idée, Maurice Barrès, qui signe quelques jours plus tard, le 27 novembre, un éditorial, dans l’Écho de Paris :
«Une médaille de bronze pour les braves
Je demande la création d’une nouvelle récompense militaire, d’une médaille de bronze pour que le chef puisse décorer ses plus braves soldats sur le champ de bataille après chaque affaire… Nous voudrions quelque chose d’analogue à la Croix de fer dont dispose l’empereur allemand pour récompenser le courage du soldat sur le champ de bataille : une médaille du mérite militaire, une médaille de bronze... Après la bataille, quel bouleversement de tout l’être, s’il arrive un chef, un homme ayant aux yeux de tous une supériorité et qui dise : celui-là, chacun de nous vient de le voir, est digne d’être estimé.»
Le 23 décembre, une proposition de loi est déposée par le député Georges Bonnefous :
Article unique.- «Il est créé une médaille dite de la « valeur militaire », destinée à commémorer les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l’ordre de l’armée, des corps d’armée ou des divisions.»
Et le 29, le sénateur Cauvin s’adresse de nouveau au ministre de la Guerre :
«en faisant observer que si la citation à l’ordre du jour est perpétuée par la remise d’un exemplaire de l’ordre général qui l’accorde et portée à la connaissance de tous... ainsi que le fait observer avec raison [sa] lettre, ces dispositions ne laissent pas à celui qui a reçu cette récompense la satisfaction de montrer à ses concitoyens la distinction honorifique qu’il a gagnée. Enfin, la remise de cette récom pense devant ceux qui ont vu s’accomplir l’acte qui la justifie, est d’un excellent exemple pour ceux qui peuvent apprécier ce qu’ils devraient faire eux-mêmes le cas échéant, car la médaille devrait être décernée et remise pour ainsi dire sans délai, aussitôt l’acte accompli.
Pour les titulaires de la médaille qui accompliraient de nouveaux actes de valeur, on pourrait mettre des agrafes au ruban pour en marquer la constatation, et le nombre de ces agrafes serait un acheminement vers des récompenses d’un ordre plus élevé : la Médaille militaire, la Légion d’honneur. Je sais par expérience combien les récompenses dont on peut porter l’insigne stimulent l’énergie et même la vaillance.»
Le 12 janvier 1915, Maurice Barrès dans un nouvel article2 n’hésite pas à dénoncer la lenteur des discussions alors que, comme il se plaît à le souligner, « le gouvernement anglais a trouvé l’idée excellente. Il vient de créer, pour les siens, cette médaille et il a décidé qu’elle pourrait être donnée même aux troupes alliées ». Il fait ainsi allusion à la Military Cross instituée en décembre 1914 pour récompenser les officiers subalternes et les sous-officiers supérieurs. Plus convainquant est son argument sur la proposition de loi permettant de décorer les députés mobilisés, avant de conclure :
«La Chambre ne voudra pas se mettre dans cette situation de n’avoir pensé qu’à elle-même. Elle n’acceptera pas qu’il soit dit : « Les députés ont voté, en fait de récompense, ce qui les concernait et rejeté ce qui concernait les autres. » Le coup a porté, et, le 28 janvier, le commandant Driant, député et rapporteur de la commission de l’Armée à la chambre des Députés, s’adresse à ses pairs en ces termes :
«Votre rapporteur a consulté le gardien de nos insignes nationaux, le grand chancelier de la Légion d’honneur. C’est après entente avec M. le Général Florentin que votre commission de l’armée vous propose de créer un ordre récompensant la valeur militaire, mais en lui donnant un nom bref, qui sonne fièrement et qui, à lui seul, exclut la faveur et l’ancienneté. Appelons cette nouvelle décoration la « Croix de guerre ». Ce sera une croix en bronze clair, à quatre branches, surmontée d’une couronne de laurier et suspendue à un ruban vert uni, le vert de la médaille de 1870-1871, débarrassé des rayures noires qui symbolisaient le deuil de l’autre siècle. Sur ce ruban, des agrafes de bronze portant le mot « citation » en relief s’étageront pour ceux qui en auront mérité plusieurs et la troisième citation créera le droit à la croix de la Légion d’honneur. Au centre, une date, celle de la victoire, celle du retour de l’Alsace-Lorraine à la France : 1915. » et demande l’adoption du texte suivant :
PROPOSITION DE LOI
« Article unique. - Il est créé une croix dite « Croix de guerre », destinée à commémorer depuis le début de la guerre de 1914-1915 les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l’ordre de l’armée, des corps d’armée ou des divisions ».
28 janvier 1915)
Le 4 février, la proposition recueille une large approbation. Mais une question se pose : est-il possible d’établir des règles permettant de hiérarchiser les actes individuels et de donner aux chefs de corps le moyen de les récompenser en toute équité ? D’où un texte modifié qui est transmis au Sénat :
« Article unique. - Il est créé une croix dite « Croix de guerre », destinée à commémorer depuis le début de la guerre de 1914-1915 les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l’ordre de l’armée, des corps d’armée, des divisions, des brigades et des régiments ».
(4 février 1915)
Une commission spéciale est mise en place dont le rapporteur est M. Murat qui travaille avec la commission permanente de l’armée (rapporteur M. Jeanneney).
Deux points se dégagent :
1 - donner au nouvel insigne la forme d’une étoile par opposition à la Croix de fer ;
2 - retenir un ruban rouge et vert aux raies alternées et pourquoi pas celui aux couleurs de la médaille de Sainte-Hélène qui « rattacherait [la croix de guerre aux] souvenirs glorieux des grandes guerres d’autrefois à la Grande Guerre d’aujourd’hui.
»3 - Le 25 mars s’ouvre la discussion au Sénat ; deux séances au cours desquelles sont abordés les couleurs du ruban, la forme à adopter (croix ou étoile), le principe de la proportionnalité des récompenses (citations) aux actes d’héroïsme, leur matérialisa tion sur le ruban et la possibilité d’étendre l’octroi de l’insigne en dehors du théâtre principal des opérations. Finalement, l’accord se fait autour d’une nouvelle rédaction qui est renvoyée à la Chambre en deuxième lecture:
PROPOSITION DE LOI tendant à instituer une croix dite « Croix de guerre », destinée à commémorer les citations individuelles pour faits de guerre à l’ordre des armées de terre et de mer, des corps d’armée, des divisions et des régiments
« Article unique. - Il est créé une croix dite « Croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles pour faits de guerre, à l’ordre des armées de terre et de mer, des corps d’armée, des divisions, des brigades et des régiments.
Jusqu’à la cessation de ladite guerre, cette croix sera attribuée, dans les mêmes conditions que ci-dessus, dans les corps participant à des actions de guerre en dehors du théâtre principal des opérations.
Un décret réglera l’application de la présente loi ».
(26 mars 1915)
Le vendredi 2 avril, veille de Pâques, le projet est adopté en quelques minutes. Le 8, la loi est promulguée et publiée le 9 au Journal officiel. Le décret d’application, contresigné par les ministres de la Guerre (Alexandre Millerand), de la Marine (Victor Augagneur), des Colonies (Gaston Doumergue) et par le garde des Sceaux, ministre de la Justice (Aristide Briand), est pris le 23 avril et publié au JO du 24.
Entre-temps, le 21, M. Millerand choisit l’insigne retenu. Le Petit Journal du 21 avril nous apprend ainsi que :
« La Commission chargée de l’examen de la centaine de projets qui avaient été envoyés au ministère de la guerre a terminé ses travaux samedi [17 avril]…
Pour les projets eux-mêmes, la commission en avait retenu trois, entre lesquels le ministre a à choisir. Ces projets avaient été présentés, l’un par un bijoutier du quartier de la rue de la Paix, l’autre par un fabricant d’orfèvrerie, le troisième par une collectivité.
Sur lequel se portera en définitive le choix de M. Millerand ? Se prononcera-t-il pour la croix à six branches, pour la croix à quatre branches appuyées sur deux épées croisées ? »
Et le 23 avril, le Journal informe ses lecteurs que M. Millerand « a soumis au Conseil des ministres, qui l’a approuvé, le modèle de la Croix de guerre instituée par la loi du 8 avril dernier. Le type adopté a été présenté par la chambre syndicale des fabricants d’ordres français et étrangers ».
Le choix de l’insigne et de ses attributs
Au moment d’aborder cette seconde partie, un bref retour en arrière s’impose, précisément en ce début de l’année 1915 puisque parallèlement aux actions parlementaires, des initiatives ont été prises en vue de réaliser « l’insigne » qui ne deviendra officiellement une « croix » que par la loi du 2 avril.
Les projets proposés
Une petite dizaine de ces projets, dont les auteurs sont identifiés, nous sont connus :
- Charles Cousin, artiste peintre, élève de Bonnat, dessina deux croix au centre desquelles se trouvait le coq gaulois ; l’une de ces croix était entourée d’une couronne de laurier6;
- Louis Guédy, ancien élève des Beaux-Arts, spécialisé dans la peinture de genre et de portraits, dont le projet rappelait la Légion d’honneur ;
- Ernesta Robert-Mérignac, sculpteur-médailleur : au centre de la croix, une victoire personnifiant l’héroïsme de nos soldats. Au revers, il était proposé de faire figurer soit les armes de la France, soit le coq gaulois ;
- M. Hilpert, dont le projet envoyé des tranchées où il avait été conçu et dessiné, fut publié dans Le Petit Journal. C’est une croix de bronze entourée de feuilles de chêne et de lauriers, surmontée d’une couronne de laurier. Au centre du médaillon, le coq gaulois terrasse l’aigle allemand tandis qu’à l’horizon se lève l’aurore de la victoire. Au revers, les dates 1914-1915 séparées par une branche de chêne ;
- Victor Peter, professeur à l’École des Beaux-Arts, sculpteur animalier et graveur de médailles : « À l’avers, le coq gaulois musclé, campé sur ses ergots, chante et dresse sa fière silhouette qu’entourent des lauriers tressés et dont le cercle enferme un soleil rayonnant. Le tout repose au coeur d’une croix de Malte et revêt un caractère de grandeur simple» ;
- Eugène Turpin, inventeur de la mélinite, avec deux projets de croix à sept branches pommetées avec des centres différents et un ruban rayé de jaune et de rouge.
D’autres projets ont été trouvés dans l’un des cartons d’archives légués par Maurice Bucquet, célèbre collectionneur et donateur du musée de la Légion d’honneur :
- Projet A = les drapeaux symbolisent la Patrie, le chêne la force de la France et les lauriers l’hommage au courage. Le coq gaulois chante Victoire, au soleil se levant à l’aurore d’une ère de Paix ;
- Projet B = à l’avers, une couronne de laurier entourant les mots « Pro Patria » indique l’hommage rendu au courage ; les drapeaux symbolisent la Patrie, les canons, la force des armes. Le tout est posé sur un fond de rayons de gloire ; au revers l’inscription VALEUR MILITAIRE avec un cartouche destiné à recevoir le nom du titulaire ;
- Projet C = à l’avers une croix rappelant celle de Saint-Louis et portant en son centre un coq gaulois ;
- Projet D = variante du projet B = à l’avers un coq et un drapeau sur fond rayonnant dans une couronne de laurier portant les mots « PRO PATRIA 1915 » ; le revers uni est identique à celui du projet B.
À ces projets, on doit en ajouter quatre, restés anonymes, dont les maquettes et rubans figurent dans les collections du musée de la Légion d’honneur et celles du musée de l’Armée.
Ceux initialement retenus
La commission Graziani retint comme on l’a vu précédemment, deux projets :
- celui connu sous le nom de Gardet-Fouquet, qui évoquait la Marseillaise de Rude, placée au centre d’une étoile à six branches. Au-dessus de l’étoile, une couronne de feuilles de chêne et de laurier entoure les initiales R.F. entrelacées. Une variante comportait un coq gaulois avec de chaque côté les mots VALEUR et MILITAIRE. Au revers de l’étoile, l’autel de la patrie avec les dates 1914 et 1915 et à celui de la couronne, une réserve permettant d’y inscrire le nom du titulaire. À noter que Georges Gardet était un sculpteur animalier et Georges Fouquet, le propriétaire d’une des bijouteries les plus en vue de Paris au 6 de la rue Royale ;
- le projet de la Maison Christofle, dont l’une des deux maquettes présentait une Marianne brandissant un drapeau, inscrite dans un cercle entouré d’une couronne de laurier.
Mais ces deux projets furent écartés et un autre choix fut fait au profit de celui présenté par la Chambre syndicale des Fabricants d’ordres français et étrangers.
Les projets présentés au nom de la Chambre syndicale des
Fabricants d’Ordres
Il s’agit de douze insignes à la facture très soignée et présentés chacun avec un ruban différent où prédomine la combinaison du rouge et du vert, à l’exception de trois d’entre eux où le rouge domine. Au revers de chaque ruban, une pastille en papier avec la mention manuscrite « Chambre syndicale des Fabricants d’Ordres » et un numéro inscrit à l’encre rouge.
L’insigne n°4 manque et l’on verra pourquoi dans quelques instants. Mais qu’était cette Chambre syndicale et a-t-elle laissé des archives qui permettraient d’en savoir un peu plus sur sa prestation dans cette affaire ?
Hélas, aucune trace n’a pu en être trouvée tant auprès de l’actuelle chambre syndicale de la Bijouterie Orfèvrerie Joaillerie rue du Louvre qu’aux archives du Monde du Travail, à Roubaix. Quoi qu’il en soit, elle était en 1915 domiciliée à Paris, 163 rue Saint-Honoré, et présidée par M. Gaston Lemaitre, qui était à la tête d’une société fondée en 1843 dont la réputation n’était plus à faire.
Mais revenons à cette série de douze insignes. Huit ont la forme d’une étoile et quatre celle d’une croix.
Les projets sont plus ou moins chargés et le temps nous manque pour en expliquer leur symbolique propre. Vous observerez que trois modèles présentent des glaives croisés qui soutiennent l’étoile et un modèle, le trophée réduit de la Médaille militaire.
Ce fut le projet n° 4 qui fut adopté et fixé sur une fiche de carton blanc quadrillé par une ficelle croisée et scellée au dos par deux cachets de cire, l’un portant les initiales EL [pour Émile Lindauer, graveur médailleur réputé (1869-1942)] et l’autre étant celui de la maison Arthus-Bertrand, également très connue dans la création et la fabrication de décorations françaises et étrangères.
Le projet choisi était l’oeuvre de Paul-Albert Bartholomé (1848-1928), vice-président de la Société nationale des Beaux-Arts. Dans un document de la maison Lemaitre, il convient d’observer la mention selon laquelle « les créateurs du Modèle en possèdent la propriété artistique en vertu de la loi du 9 avril 1910 et en ont effectué le dépôt légal » et partant, « cette décoration ne peut donc être fabriquée que par les créateurs du modèle ou par les concessionnaires à qui ils en ont délivré licence ».
Histoire d’un « contre-projet » : le concours de la société nationale
des Beaux-Arts et le prototype de François Roques
Le choix opéré ne souleva pas que des enthousiasmes. Ainsi, dans les archives de Maurice Bucquet, il a été retrouvé une Note concernant le modèle adopté pour la Croix de guerre qu’il a envoyée en mai 1915 au Figaro, mais qui n’a pas été insérée
dans ce journal :
« Plusieurs journaux ont donné la reproduction du modèle de croix de guerre
adoptée par le conseil des Ministres : il est sobre, simple et par cela même répond bien à ce qu’il doit être. Mais le reproche que l’on peut faire au motif que nous avons sous les yeux, c’est qu’il manque tout à fait d’originalité.
D’abord il rappelle trop la croix de fer d’Allemagne et aussi l’ordre de Louise réservé aux Dames, fondé en 1814 par Frédéric Guillaume III de Prusse, toujours existant. Les épées croisées sous la légende se retrouvent rigoureusement semblables sur l’insigne de la croix militaire belge, fondée le 11 juin 1885 par le roi Léopold II, et sur celui de l’ordre ducal civil et militaire d’Adolphe de Nassau
(Grand-Duché du Luxembourg) fondé le 8 mai 1858.
Sans s’arrêter aux motifs trop compliqués et confus qui devaient se rencontrer parmi les nombreux projets soumis au ministre de la Guerre, il semble difficile qu’on n’y ait pas rencontré un modèle d’une conception originale, ou même plusieurs modèles susceptibles de se combiner pour produire un insigne n’en rappelant pas servilement d’autres existants.
La Chambre syndicale des fabricants d’ordre, pour réaliser le projet adopté, n’a pas fait grand effort d’imagination et s’est contentée d’utiliser des « pièces » qu’elle possédait dans son matériel de fabrication courante. »
De son côté et en août 1915, la Société nationale des Beaux-Arts décida d’organiser un concours « informel » pour, non pas remplacer la Croix de guerre officielle, mais plus simplement offrir au musée de l’Armée un modèle de croix plus artistique et plus original, réalisé en matière précieuse. L’événement se déroula en octobre au Grand Palais où une trentaine de participants déposèrent leurs esquisses, dont trois furent retenues. Leurs auteurs étaient invités à réaliser des prototypes en bronze, qui furent remis au jury le 27 novembre. Le 9 décembre la presse se fait l’écho de ses délibérations et deux projets sont finalement primés dont celui de François Roques, seul à être parvenu jusqu’à nous. Le prototype fut réalisé à une dizaine d’exemplaires tous numérotés, dont quatre figurent dans des collections privées. Cette initiative n’eut aucune autre suite…
La Croix de guerre et ses attributs
L’article 1er du décret d’application du 23 avril décrit le modèle retenu : « La Croix de guerre instituée par la loi du 8 avril 1915 est en bronze florentin du module de 37 millimètres, à quatre branches, avec, entre les branches, deux épées croisées. Le centre représente, à l’avers, une tête de république au bonnet phrygien orné d’une couronne de laurier avec, en exergue : République française. Il porte, au revers, l’inscription 1914 - 1915 », tandis que son article 2 stipule qu’elle est « portée sur le côté gauche de la poitrine, immédiatement après la Légion d’honneur ou la Médaille militaire, suspendue à un ruban vert avec liseré rouge à chaque bord, et comptant cinq bandes rouges de 1.5 mm ».
La guerre se poursuivant et les croix ne pouvant pas logiquement conserver le millésime de 1915, celui-ci fut remplacé par celui de l’année au cours de laquelle la croix était décernée, et le revers ainsi modifié porta les millésimes successifs 1914-1916, 1914-1917, 1914-1918.
Le principe même de différencier les citations avait été, on s’en souvient, une pierre d’achoppement du débat parlementaire. Si l’idée de la palme découle de la proposition du sénateur Félix Martin (il avait en effet suggéré que pour les citations à l’ordre du jour de l’armée, l’insigne soit couronné d’une feuille de chêne), celle de l’étoile par contre n’a pas été revendiquée. Cela étant, les titulaires porteront sur le ruban conformément au décret du 23 avril (article 7) autant de palmes et d’étoiles qu’ils ont obtenu de citations :
- armée : palme de bronze en forme de branche de laurier,
- corps d’armée : étoile en vermeil,
- division : étoile en argent,
- brigade, régiment ou unité assimilée : étoile en bronze.
Le placement des attributs devenant difficile lorsque le nombre de palmes atteint celui de cinq, il fut décidé que pour la cinquième palme obtenue, une palme d’argent remplacerait cinq palmes de bronze (décret du 8 janvier 1917), disposition qui resta lettre morte, les aviateurs, en particulier, continuant à porter autant de palmes que de citations obtenues, les uns portant un ruban démesurément long, ainsi Fonck : 28 palmes et une étoile, les autres des palmes de format réduit, tel le capitaine Guynemer.
Après la guerre, des recherches furent menées pour connaître le nombre de Croix de guerre délivrées. L’absence de centralisation aboutissant à des quantités différentes, le ministère de la Guerre publia en réponse à une question posée par Prosper Josse, député de l’Eure de 1913 à 1924, la mise au point suivante :
« À la date du 1er mars 1920, le nombre de citations attribuées était de 2.055.000 se décomposant comme suit :
- 60.000 citations à l’ordre de l’Armée
- 95.000 à l’ordre du Corps d’Armée ;
- 250.000 à l’ordre de la Division ;
- 400.000 à l’ordre de la Brigade ;
- 1.250.000 à l’ordre du Régiment.
Dans ces chiffres ne sont pas comprises les citations accompagnant les Légions d’honneur et Médailles militaires attribuées par ordre D ou par arrêté correspondant et les citations accordées à titre posthume. Le nombre de titulaires de la Croix de guerre qui n’a pas été déterminé est d’ailleurs notablement inférieur au chiffre des citations ci-dessus, beaucoup de militaires ayant obtenu successivement plusieurs citations de tous ordres. »
Sachant que la France a mobilisé environ 8 millions d’hommes entre 1914 et 1918, ce nombre, en tenant compte des citations multiples (rapport de 1 à 4), démontre « la relative parcimonie avec laquelle des exploits souvent exceptionnels furent récompensés ». À titre de comparaison, les Allemands décernèrent quelque 5,2 millions de Croix de fer pour des effectifs mobilisés qui atteignirent 13,5 millions de soldats (rapport de 1 à un peu plus de 2 et demi). Dernière précision : le 28 octobre 1921, la commission présidée par le maréchal Fayolle ayant terminé ses travaux, il fut décidé qu’il ne serait plus accordé de citations au titre de la guerre 1914-1918.
Avant de conclure, je vous présenterai une correspondance de novembre 1918 entre le général Dubail, grand chancelier de la Légion d’honneur et le maréchal Pétain, puis entre celui-ci et le maréchal Foch, en vue de citer Henri Poincaré, président de la République et Georges Clemenceau, président du Conseil, et leur attribuer la Croix de guerre avec citation. Dans sa réponse, le maréchal Foch propose deux « citations » :
- Pour le président de la République : «Pendant plus de 4 ans, s’est prodigué aux Armées pour entretenir le meilleur esprit, pour témoigner du soin le plus vigilant du soldat, donner l’exemple du dévouement au devoir, avec un mépris complet du danger»,
- Pour le président du Conseil : «N’a cessé de donner l’exemple de la plus belle activité, de la plus courageuse ardeur, de la plus grande sollicitude à l’égard du soldat, prodiguant la flamme du patriotisme qui l’animait, dans les circonstances les plus critiques».
Conclusion
Le bâtonnier André DAMIEN, juriste et collectionneur qui fut vice-président de notre Société des amis, rappelait que « l’évolution de l’histoire des décorations est un éclairage surprenant sur l’évolution de l’histoire de la France. Elles ne naissent pas par hasard, elles ne disparaissent pas sans raison ; elles portent la marque de l’évolution historique et politique du pays où elles sont nées et où elles ont disparu. »
La Grande Guerre fut pour notre pays, on ne le répétera jamais assez, une épreuve redoutable et la Croix de guerre reste l’insigne de l’exemplarité de ce qu’il faut bien appeler une mort de masse. Il n’est que de rappeler les pertes françaises qui, par rapport à la population totale, représentent 34 morts pour 1 000 habitants. Les chiffres des tués parlent d’eux-mêmes :
- 1914 : 301 000, soit 60 000 par mois
- 1915 : 349 000, soit 29 000 par mois
- 1916 : 252 000, soit 21 000 par mois
- 1917 : 164 000, soit 13 000 par mois
- 1918 : 235 000, soit 23 800 par mois
Total 1 301 000, soit 25 000 par mois
auxquels s’ajoutent les blessés, environ 3 millions, dont 80 000 mutilés et 10 000 « gueules cassées ».
À l’échelle du monde, cette première guerre fit plus de dix millions de morts et vingt millions de blessés. Le professeur Hew Strachan, spécialiste de l’histoire militaire à l’université d’Oxford, parle du champ de bataille « industriel et moderne » sur lequel « le courage de l’individu était subordonné à l’horaire de l’artillerie », raccourci sans doute trop lapidaire, mais qui résume la terrible mutation des formes de combat à laquelle il fallait bien s’adapter ....
La Croix de guerre 1914-1918 est la reconnaissance officielle et immédiate des services rendus, d’une action d’éclat, d’un fait de guerre, voire une compensation des préjudices physiques (et psychiques) subis. Mais elle est bien plus qu’une simple décoration, puisque c’est à la fois :
- un symbole militaire qui repose sur la primauté de l’insigne (qui peut être arboré) sur le diplôme écrit qui reste trop discret ;
- une pratique sociale, car l’hommage rendu à la vaillance crée des vaillances ;
- un lieu de mémoire et une filiation historique et héroïque des soldats de la Révolution et de l’Empire, eux-mêmes héritiers des soldats de l’Ancien Régime, aux soldats de la Marne et aux Poilus de Verdun.
Si elle cessa d’être attribuée en octobre 1921, toutes les hostilités n’étaient pas pour autant terminées et la France dut envoyer des contingents de troupes sur des territoires dénommés Théâtres d’Opérations Extérieurs. Aussi une loi est votée le 30 avril 1921, dont l’article 1er dispose qu’« il est institué une Croix de guerre dite « Croix de guerre des théâtres d’opérations extérieurs », destinée à commémorer les citations individuelles obtenues aux divers échelons des armées de terre, et de mer, au cours des opérations exécutées depuis le 11 novembre 1918 ou qui auraient lieu à l’avenir, pour services de guerre caractérisés, directement liés à l’expédition ». L’insigne est celui de la croix de 1915, avec au revers l’inscription « Théâtres d’Opérations Extérieurs ». Pour la distinguer de son aînée, le ruban est à trois bandes verticales rouge, bleue, rouge, la bleue étant d’une largeur double de celle d’une bande rouge. Cette Croix de guerre fut attribuée entre 1918 et 1939, puis en Indochine, en Corée, et récemment lors de la guerre du Golfe.
De même, le décret-loi du 26 septembre 1939 créait une croix destinée à commémorer les citations individuelles. De forme identique à celle de 1914-1918, elle porte au revers la date de 1939 et son ruban est rouge à quatre raies vertes.
Enfin, les opérations en Afrique du Nord n’étant considérées ni comme guerre, ni comme expédition militaire, il fut créé par décret du 11 avril 1956, une « médaille de la Valeur militaire » qui devenait six mois plus tard, le 12 octobre, une « croix ». Le ruban qui n’était autre que celui de la Médaille coloniale où le rouge remplaçait le bleu, demeurait inchangé.
1915, 1921, 1939, 1956, la boucle était bouclée et l’idée d’origine « de créer un ordre récompensant la valeur militaire, mais en lui donnant un nom bref, qui sonne fièrement » telle qu’exposée par le commandant Driant et relayée par Maurice Barrès, s’est ainsi perpétuée jusqu’à nous par une filiation continue qui témoigne de l’engagement et de l’esprit de sacrifice de notre Nation partout où cela est nécessaire.
Bibliographie
Association nationale des Croix de guerre et de la Valeur militaire :
Numéro spécial 40e anniversaire de 1918. Est reproduit en fac-similé le texte manuscrit du rapport du 18 janvier 1915 du lieutenant-colonel Driant, président de la Commission de l’armée à l’Assemblée nationale. Paris, 1958, 98 pages + XXIV
Numéro spécial édité à l’occasion du 70e anniversaire de la loi du 8 avril 1915, Paris, 1985, 34 pages
Collectif d’un groupe d’anciens combattants, dir. Louis Malexis, La Croix de guerre, Éditions C.D.G. 1935, 210 pages
René Mathis, Les Croix de guerre (1914-1920), Société d’Impressions typographiques, Nancy, 1924, 136 pages
Service historique de la Défense, 90e anniversaire de la Croix de guerre, Actes de la journée d’étude organisée au musée de l’Armée le 16 novembre 2005, SGA/DMPA, 2006, 172 pages,
Uniformes Hors-Série 34 (dir. Laurent Chauvet), Les décorations militaires 1914- 1918, La France et ses alliés, 2014, 78 pages
NOTES DE BAS DE PAGES
- Capitaine Mickaël Bourlet, « Avant la Croix de guerre », pp.15 et s, in 90e anniversaire de la Croix de guerre - Actes de la journée d’étude organisée au musée de l’Armée le 16 novembre 2005, Service historique de la Défense, 2006.
- in Maurice Barrès, L’âme française et la guerre *** La Croix de guerre, pp. 67 et s. Émile-Paul Frères Éditeurs, Paris, 1916
- Il est à noter qu’il subsiste une interrogation sur ce ruban vert alterné de fines bandes rouges : le décret du 12 août 1857 l’instituant, mentionne en effet un ruban vert et rouge sans autre précision. Dans son ouvrage, Vétérans, Débris, Frères d’armes, le capitaine Maurice Bottet précise que le ruban associait le vert impérial au rouge de la Légion d’honneur, mais ne se prononce pas sur la disposition des « bandes » rouges.
- Dans le catalogue de l’exposition du musée monétaire, Ordres de chevalerie et récompenses nationales (20 mars-30 mai 1956), figure la notice n° 1146 relative à des documents prêtés par M. Robert Driant et la ville de Verdun, dont le « premier modèle au coq gaulois (bronze) et texte du colonel (sic) Driant indiquant que ce modèle avait été adopté par la Commission de l’Armée et par lui-même, après accord du grand chancelier ». Une photocopie de ce document daté de mars 1915 a été aimablement communiquée en octobre 2014 à l’auteur de cette communication, par le général Henry-Jean Fournier, secrétaire de la promotion 1965-67 de Saint-Cyr « Lieutenant-colonel Driant » (cf. illustration)
- Le général Buat (1868-1923) a laissé un journal en onze cahiers, resté aujourd’hui inédit et conservé à la Bibliothèque de l’Institut. L’intérêt du second cahier en particulier est étroitement lié au poste qu’il a occupé comme chef de cabinet du ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, de fin août 1914 au 31 octobre 1915. On y trouverait notamment des informations sur la création de la Croix de guerre. Il n’a malheureusement pas été possible de pouvoir le consulter…
- Il est à noter que c’est ce modèle qui aurait été retenu selon son rapporteur, le commandant Driant, par la Commission de l’Armée (cf. supra note 4 et illustration 1)