L’épée consulaire dite « Epée du sacre »

 

 

Karine Huguenaud

Chargée de mission au Département du Patrimoine, Chaumet Paris

 

 

Fig. 1 Portrait de Bonaparte Premier consul, par Antoine-Jean Gros 1802. huile sur toile, Musée de la Légion d'honneur.

Entré dans les collections du musée national de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie en 1949, le Portrait de Bonaparte Premier consul par Antoine-Jean Gros fut peint en 1802, à l’apogée du Consulat. Déjà, au Salon de 1801, Gros avait donné la première image emblématique du mythe napoléonien, celle du général Bonaparte au pont d’Arcole le 17 novembre 1796, aujourd’hui conservée au musée national du château de Versailles. Exaltant les vertus du chef militaire qui s’incarnaient dans le jeune héros de la première campagne d’Italie, le peintre avait embelli l’épisode. Qu’importe que dans la réalité le pont d’Arcole n’ait pas été franchi. La légende napoléonienne en marche ne retint que la fougue et le courage du sauveur providentiel magnifié par cette peinture nerveuse traversée de fulgurances préromantiques, un conquérant héroïque entraînant ses troupes, drapeau et sabre à la main, pour arracher la victoire par sa seule bravoure. C’est avec autant de génie que Gros va immortaliser le politique après le militaire. Au sabre du chef de guerre va succéder l’épée de l’homme d’État.

Fort de la gloire conquise sur les champs de bataille, Bonaparte pouvait s’enorgueillir en cette année 1802 d’y ajouter parmi les plus importantes réalisations politiques, diplomatiques et législatives de son règne, ratification de la Paix d’Amiens, promulgation du Concordat, création des lycées, fondation de l’ordre de la Légion d’honneur, amnistie des émigrés, proclamation du Consulat à vie, Constitution de l’an X.

Tel un manifeste éclatant de l’oeuvre de pacification et de réconciliation nationale en train de s’accomplir, le Portrait du Premier consul par Gros s’est inscrit dans une quête de l’affirmation du pouvoir napoléonien. L’espace fermé, austère, aux tonalités sourdes, sans autre décor que la table recouverte d’un drap de velours bleu frangé d’or, permet de concentrer l’attention sur Bonaparte et sur son admirable habit de velours rouge rebrodé d’or, symbole même de son statut de chef de l’État1. « […] debout, calme, vêtu d’un costume qui, comme le brocard couvrant la table est à la fois sobre et somptueux, la tête tournée vers un avenir invisible »2, il désigne de sa main droite de grands documents sur lesquels viennent d’être tracés - les plumes dans l’encrier en attestent -, les noms de célèbres batailles et de victoires politiques non moins fameuses, Passage du Mt St Bernard, Bataille de Marengo et Traités de /Cherasco / Plaisance / Tolentino / Loeben / Campo-Formio / Lunéville / Amiens / 18 Brumaire / Concordat / Comices de Lyon. La glorification des hauts faits du Premier consul se double ici d’une dimension symbolique qui prend corps dans la mise en scène de la composition - l’Histoire en train de s’écrire - et les signes visibles de l’autorité. Retenue par un baudrier du même velours rouge brodé que l’habit de Bonaparte, l’épée, dont la poignée en or ciselé sertie de diamants se détache avec superbe sur la manche gauche, s’affirme comme le plus éloquent de ces signes.

À l’origine de cette épée, un arrêté signé Bonaparte en date du 18 vendémiaire de l’an 10 (10 octobre 1801) : « le ministre de l’Intérieur fera faire pour le Premier Consul de la République un sabre sur la poignée duquel sera placé le diamant le Régent avec l’assortiment de diamants qui sera jugé nécessaire […] pris parmi ceux qui existent au trésor public »3. Le choix du Régent n’était pas anodin. Fleuron des joyaux de la Couronne de France, ce diamant mythique, bien que largement surpassé en volume et en poids par d’autres, découverts depuis, reste toujours considéré comme le plus beau du monde par son eau d’une pureté exceptionnelle, c’est-à-dire d’une blancheur et d’une transparence incomparables, et par une taille en brillant parfaite, garante du plus extraordinaire des scintillements. Dès sa découverte en 1698 dans les mines de Golconde en Inde, il fit fantasmer les esprits de son temps et suscita les anecdotes les plus singulières4. Acquis en 1702 par Thomas Pitt, gouverneur britannique du fort Saint-Georges de Madras, il fut envoyé en Angleterre pour y être taillé par le joaillier Harris pendant près de deux ans5. D’abord nommé le Grand Pitt, il fut proposé à plusieurs souverains d’Europe, dont Louis XIV en octobre 1714, qui dut y renoncer en raison de l’état désastreux des finances du royaume. Rebaptisé le Régent après son acquisition en 1717, pour la somme de deux millions de livres françaises, par Philippe d’Orléans, régent de France, il s’imposa comme le joyau le plus précieux de la monarchie. Serti sur les couronnes du sacre des rois, celle de Louis XV le 25 octobre 1722, celle de Louis XVI le 11 juin 1775, le Régent fut aussi porté de façon régulière sur leurs chapeaux. Déposé au Garde-Meuble en 1785 où le public pouvait l’admirer en compagnie des autres Diamants de la Couronne, il y fut volé dans la semaine du 11 au 17 septembre 1792 et, fort heureusement, retrouvé le 9 décembre 1793.

 

Au moment de l’accession au pouvoir de Bonaparte, en novembre 1799, les joyaux de l’État avaient tous été mis en gage par le Directoire pour répondre aux besoins colossaux des fournitures aux armées. Le Premier consul décida de les récupérer aussitôt que l’assainissement des finances le permit. Le Régent avait été laissé en garantie le 27 prairial de l’an VII (15 juin 1799) au banquier Vanlenberghem à Amsterdam. Il ne fut restitué que le 3 ventôse de l’an IX (22 février 1801), après remboursement des emprunts6. C’est ce diamant fabuleux que choisit le Premier consul pour orner son épée, avec d’autres gemmes revenues comme lui dans le Trésor national. En décidant de mettre en scène et de porter les plus importants joyaux de la Couronne pour la première fois depuis la Révolution, l’intention de Bonaparte s’apparentait à une déclaration politique. Il se posait en maître de la France dans la lignée des monarques de l’Ancien Régime, tandis qu’en cette année du Consulat à vie, son pouvoir évoluait déjà vers une souveraineté préfigurant l’Empire.

 

 

Pour satisfaire à cette attente, les meilleurs créateurs furent convoqués à la réalisation de l’épée consulaire, une épée de cérémonie toute de style Louis XVI7. L’orfèvre Jean-Baptiste-Claude Odiot (1753 - 1850) fournit les éléments en or ciselé de la poignée et les garnitures ornant le fourreau de cuir noir. Nicolas-Noël Boutet (1761 - 1833), directeur de la manufacture d’armes de Versailles, livra la lame triangulaire en acier, en partie bleuie et damasquinée de motifs militaires. Et c’est au joaillier Marie- Etienne Nitot (1750 - 1809) que revint l’honneur de sertir les fameux diamants de la Couronne, quelque 42 pierres pesant au total 254 carats. Leur détail est connu avec précision grâce à un procès-verbal de démontage et de pesage daté du 15 juin 1812, sur lequel nous reviendrons8.

Fig.2 Epée du Sacre et son fourreau, collection du musée Napoléon 1er, RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau).

Sur la coquille resplendissait le Régent, d’un poids exact de 140, 640 carats métriques, encadré de deux dragons en or ciselé accueillant chacun entre leurs ailes deux diamants ronds de 10, 56 carats métriques. Deux autres brillants de 10 c.m. ornaient l’arrière de la coquille. La fusée, ciselée sur ses côtés d’un caducée, d’un miroir et de lauriers, est en jaspe sanguin vert serti de trois grands diamants sur sa face antérieure. Celui du milieu, de 16, 95 c.m. provenait de la confiscation des biens aux émigrés. Les deux autres, des pendeloques de 9,50 et 9,12 carats métriques, avaient orné la plaque de l’ordre du Saint-Esprit de Louis XIV, puis les ailes de la colombe de la croix du cordon du même ordre de la parure blanche de Louis XV. À la chute de l’Empire, Louis XVIII les fera remonter sur une plaque de l’ordre du Saint-Esprit qu’il offrira à Wellington. Deux petits collets de 14 brillants chacun parachevaient en haut et en bas la fusée. La branche de garde, ciselée de palmettes, de feuilles de chêne et d’une tête de dauphin, était enrichie d’un diamant taille marquise de 13, 61 c.m. acquis par Louis XIV et dont on sait qu’il fut porté par la reine Marie-Antoinette. Deux autres diamants poires de 11, 51 c.m. l’encadraient. Enfin, le pommeau ciselé de palmettes portait un brillant oblong de 17 c.m. provenant aussi d’une confiscation révolutionnaire et un autre ovale de 10, 76 c.m., tandis qu’un petit diamant de 3 c.m. formait le bouton du sommet.

Si l’on se fie à l’inventaire des Diamants de la Couronne de 1791, la valeur estimative de ces joyaux se montait alors à 360 950 francs-or auxquels s’ajoutait une estimation de 6 millions de francs-or pour le Régent - le Directoire avait en effet divisé par deux sa valeur de 1791, valeur qu’il conservera jusqu’à la fin de l’Empire avant de revenir à 12 millions sous la Restauration9. C’est donc un véritable trésor que Napoléon exhibait en portant l’épée consulaire. Cette arme d’apparat consacrait certes son pouvoir de manière éclatante, mais elle témoignait aussi de façon directe de la prospérité retrouvée et des caisses renflouées de l’État.

L’arrêté du 18 vendémiaire de l’an 10 prévoyait l’achèvement de l’épée pour la fête du 18 brumaire 1801. Mais c’est plus vraisemblablement lors de la promulgation officielle du Concordat, le 28 germinal an X (18 avril 1802), que le Premier consul l’arbora pour la première fois. Le baron de Méneval note dans ses Mémoires : Le 18 avril, jour de Pâques, un Te Deum, fut chanté dans l’église de Notre-Dame pour célébrer le rétablissement du culte et la paix d’Amiens. Le Premier Consul prit, à cette occasion, la livrée verte avec galons d’or. Il portait à la garde de son épée le Régent, diamant de toute beauté, ainsi appelé de la régence du duc d’Orléans, qui l’avait acheté pendant la minorité de Louis XV pour orner la couronne royale10.

Avec la proclamation de l’Empire le 18 mai 1804, l’épée consulaire devint une pièce maîtresse de la symbolique impériale. Si elle ne fut pas considérée comme appartenant aux Honneurs de l’Empereur créés pour l’occasion du Sacre et du couronnement à Notre-Dame le 2 décembre 1804 - grand manteau, couronne, sceptre, main de justice, globe, grand collier de la Légion d’honneur -, elle n’en demeura pas moins une composante essentielle des costumes de Napoléon, les grand et petit habillements, définis par un décret impérial du 29 messidor de l’an XII (18 juillet 1804) et dessinés par Jean-Baptiste Isabey. La gravure de Jean-François Ribault d’après le dessin d’Isabey publié dans le Livre du Sacre montre avec précision le petit costume dit à l’espagnole revêtu par Napoléon pour se rendre des Tuileries à Notre-Dame : veste et manteau court de velours pourpre brodé d’or, culotte, bas et brodequins blancs, cravate de dentelle et chapeau de feutre noir avec plumes blanches, écharpe de satin blanc frangé de crépines d’or portée en ceinture et nouée afin de soutenir l’épée et de mettre en valeur sa poignée resplendissant des diamants de la Couronne. Si le dessin d’Isabey est moins précis quant au grand costume où l’épée se perd dans la masse du majestueux manteau impérial de velours pourpre doublé d’hermine, le décret du 29 messidor mentionne bien « L’épée à poignée d’or, enrichie de diamants, attachée à une écharpe blanche »11. L’épée est encore retenue par un baudrier de velours blanc brodé d’or aux motifs d’aigles enserrant le foudre alternant avec la lettre N12.

La représentation officielle de la cérémonie, celle du tableau du Sacre par David, porte à confusion sur ce point précis. Napoléon y arbore un glaive orné d’une aigle d’or aux ailes éployées dont le pommeau semble serti du Régent. Certains historiens se sont montrés tout aussi contradictoires. Henri Vever est de ceux-là. Auteur en 1906 d’un incontournable ouvrage sur la bijouterie française au XIXe siècle, il y note que voulant paraître en empereur romain, «Napoléon suspendit à son côté un glaive plus en harmonie avec son costume théâtral […] sur la garde duquel un aigle d’or étend ses ailes »13. Le lieutenant-colonel Edgar Nitot, petit-fils et arrière-petitfils des joailliers de l’Empereur, fit part à Vever, dans une lettre du 8 décembre 1911 adressée en remerciement de l’envoi de l’ouvrage, d’une autre version, celle vécue et racontée par son grand-père, « témoin oculaire », nous apprenant que le glaive que devait ceindre l’Empereur pour la cérémonie du sacre n’ayant pas été prêt au jour fixé, ce fut l’ancienne épée qu’il conserva avec le costume d’empereur romain et qui fut bénie par le pape14. Dans sa réponse datée du 14 décembre suivant, Henri Vever avoue n’avoir étudié la question qu’à travers la composition de David et reconnaît bien volontiers l’exactitude de cette version transmise depuis quatre générations par la famille Nitot15. Une commande passée à la manufacture d’armes de Boutet, datée de la veille du Sacre (10 frimaire an XIII / Ier décembre 1804), fait état de cinq glaives en or pour les princes de sang, dont un « en or, très riche, à l’aigle » pour le prince Eugène, aujourd’hui conservé au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg16.

Faut-il identifier dans cette commande le glaive inachevé dont parlait Nitot et que David préféra peindre ? Le premier sujet du tableau du Sacre mettait en scène le couronnement de Napoléon et non celui de Joséphine. Tous les dessins préparatoires montrent l’Empereur se plaçant lui-même la couronne sur la tête de la main droite tandis que, de la main gauche, « il serre étroitement son épée sur son coeur »17. Le choix de représenter Napoléon avec un glaive à l’antique, plus en adéquation avec l’idéal d’imperator romain que l’élégante épée consulaire de style Louis XVI, appartient sans doute à ces libertés dont David usa à l’envi dans sa monumentale composition peinte entre 1805 et 1808. Et le portrait de Napoléon en grand costume de sacre exécuté par François Gérard en 1805 pour l’hôtel du ministre des Relations extérieures vient dissiper tout malentendu. Sur toutes les versions de cette effigie officielle répétée à de multiples reprises par le peintre et son atelier, c’est bien l’épée consulaire qui est ceinte au côté gauche de l’Empereur.

Fig. 3 Portrait de François-Regnault Nitot, par Louis-Léopold Boilly, huile sur toile, H.22 cm, l. 16,5cm, collection particulière.

L’intérêt que manifeste Edgar Nitot pour rétablir la vérité autour de l’épée consulaire devenue celle du Sacre relève d’un attachement pour cet objet qui s’enracine dans l’histoire familiale. Marie-Etienne Nitot, le fondateur de l’actuelle maison Chaumet, avait vu son destin basculer quand le sertissage des Diamants de la Couronne sur l’épée du Premier consul lui avait été confié. Appartenant à la corporation des orfèvres, Nitot en avait été reçu maître le 22 février 1783, s’installant quai des Orfèvres, face au Pont-Neuf18. Actif sous la Révolution - il fut membre du comité chargé d’inventorier en 1793 les bijoux et les objets précieux de la reine Marie-Antoinette -, Nitot vit la fortune lui sourire quand Napoléon accéda au pouvoir et impulsa la renaissance des arts du luxe.

En 1806, se rapprochant des Tuileries, l’enseigne fut transférée au 36, place du Carrousel, devenu le 2, rue de Rivoli suite au percement de la toute nouvelle artère parisienne.

Après l’association avec François-Regnault Nitot (1779-1853), fils de Marie-Etienne, la maison devint le fournisseur attitré de la Cour impériale, justifiant pleinement du titre de « joailliers de LL. MM. l’Empereur et l’Impératrice, du roi et de la reine de Westphalie ». Tout au long du règne, Nitot et Fils livrèrent les plus somptueuses des commandes officielles, la couronne dite de Charlemagne pour le sacre de 1804, la tiare de Pie VII offerte en 1805, les parures de pierres précieuses portées par l’impératrice Joséphine après 1806, la corbeille de mariage en 1810 de l’impératrice Marie-Louise et la quasi-totalité de ses joyaux jusqu’à la chute de l’Empire, les insignes et les décorations en diamants de Napoléon, etc., tout en fournissant chaque année pléthore de cadeaux diplomatiques, parures, boîtes, tabatières, montres, bagues et médaillons. En élevant le bijou d’apparat au rang que l’Empereur entendait lui assigner, celui d’ambassadeur des fastes napoléoniens, Nitot et Fils entrèrent au panthéon de la haute joaillerie parisienne. Un accomplissement dont témoigne incontestablement l’acquisition en mars 1811 de l’Hôtel de Gramont, sis 15, place Vendôme, un hôtel particulier que continuera à habiter François-Regnault Nitot jusqu’à sa mort en 1853, bien avant que César Ritz n’y inaugure en 1898 le célèbre palace.

Symbole de cette réussite spectaculaire, l’épée consulaire en marque l’origine. Ceci explique qu’en 1812, lorsque fut décidé le remplacement de ladite épée par un glaive plus martial dans sa forme et sa signification, François-Regnault Nitot, en charge de la commande, obtint du gouvernement impérial l’autorisation de conserver l’arme dépouillée de ses joyaux. Le Procès verbal du pesage des diamants garnissant l’épée de S.M. l’Empereur et la remise qui en a été faite à MM. Nitot, en date du 15 juin 1812, témoigne du démontage des pierres et du contrôle exact de leur poids en vue de leur remontage sur le nouveau glaive en or ciselé et sur son baudrier de velours blanc19. Et le duc de Cadore, intendant général de la Couronne, de conclure dans une note datée du 8 juillet suivant : « L’opération étant terminée lesdits Diamants provenant du démontage de l’Épée ont été remis à M. Nitot (à l’exception du Diamant Le Régent qui, sur sa demande, est resté entre les mains de M. Georget caissier général au Trésor de la Couronne qui le remettra à M. Nitot, sur son reçu, lorsque ledit diamant devra être employé) […] La lame, la monture et la garniture de l’épée ont été évaluées, en totalité, à la somme de neuf cents francs, objets qui ont été remis à M. Nitot, ainsi qu’il le reconnaît »20. Cette somme de 900 francs réapparaît d’ailleurs dans la facture de François-Regnault Nitot21 du 16 novembre 1812, en déduction de la somme totale due pour la fourniture de diamants supplémentaires pour le glaive et son baudrier. Outre la création des plus belles pièces de joaillerie de l’époque, l’un des grands mérites de Nitot et Fils fut en effet, grâce à une connaissance experte des pierres précieuses et un réseau commercial efficace, de contribuer grandement à l’enrichissement des Diamants de la Couronne sous le premier Empire.

Après le démontage des diamants sur l’épée consulaire, François-Regnault Nitot y substitua des verroteries copiant à l’identique les pierres précieuses. Cette intervention suscita sans doute quelques curiosités puisque, dans une lettre du 18 novembre 1812, le comte de Montesquiou, grand chambellan, convia le joaillier à se rendre au palais de Saint-Cloud afin de présenter le nouveau glaive à l’Impératrice, tout en le priant également de rapporter l’épée22. Dépouillée de ses joyaux, l’épée n’en conservait pas moins une dimension historique que Nitot n’eut de cesse de vouloir faire reconnaître. Ce fervent bonapartiste, qui avait combattu dans les armées napoléoniennes, resta fidèle à l’Empereur et préféra se retirer des affaires en 1815. À sa mort en 1853, il exprima par testament le voeu de faire déposer l’épée sur le tombeau de Napoléon aux Invalides. À cette fin, il avait fait réaliser une vitrine reliquaire en forme de sarcophage, en cristal et bronze doré, reposant sur deux pieds formés chacun de deux griffons et dont le couvercle de forme pyramidale était surmonté d’une aigle les ailes éployées, elle aussi en bronze doré. L’entrée de serrure portait les Armes impériales. Plusieurs inscriptions commémoratives y étaient gravées, « Hommage au tombeau de l’Empereur, E. Regnault Nitot. 1852 » en lettres d’or sur le côté antérieur et, sur le socle en marbre noir, un cartouche rectangulaire en bronze doré portait en lettres noires « Épée du 1er Consul Bonaparte consacrée par S.S. Pie VII au couronnement de l’Empereur Napoléon II Décembre MDCCCIV »23.

Alors que l’épée d’Austerlitz avait déjà été installée sur le tombeau aux Invalides, le gouvernement impérial proposa de déposer l’épée consulaire au musée des Souverains.

Le général Nitot, fils de François-Regnault, ne consentit pas à cette formule qui n’exauçait pas les dernières volontés de son père. La requête, qu’il renouvela en 1881 au président Jules Grévy, resta cette fois sans réponse. À la fin du XIXe siècle, les relations qui unissaient depuis l’Empire la famille Nitot aux Bonaparte restaient solides. Le lieutenant-colonel Edgar Nitot, arrière-petit-fils de Marie-Etienne et petitfils de François-Regnault, était devenu le directeur du cabinet militaire du prince Victor Napoléon alors en exil à Bruxelles24. C’est tout naturellement qu’il finit par lui offrir la précieuse relique en 1905. L’épée consulaire dite du Sacre est entrée dans les collections nationales en 1979, sans son reliquaire. Elle est conservée au musée Napoléon Ier du château de Fontainebleau.

 

Fig.4 Napoléon 1er, empereur des Français, par Robert Lefèvre,1806, huile sur toile, H. 2,16m l. 1,56 m, Versailles, château de Versailles et de Trianon, RMN-Grand Palais (château de Versailles).

Ce n’est pas innocemment que Bonaparte offrit à Cambacérès le portrait en pied que Gros venait d’exécuter - un cartouche sur le cadre d’origine porte l’inscription Donné par le Premier Consul au Second Consul. Napoléon avait trouvé là la traduction parfaite de son statut de chef de l’État en passe de devenir Consul à vie. Ce chef-d’œuvre de la peinture française, véritable icône de la propagande napoléonienne, fut d’ailleurs répété par Gros, avec des variantes, suite à une commande datée du 26 février 1803. Les trois versions destinées aux villes de Lyon, Rouen, et Lille, ont aujourd’hui toutes disparu. Le tableau de Gros fut aussi désigné comme le modèle avoué d’une autre série de portraits du Premier consul parmi lesquels se distingue celui de Jean- Auguste-Dominique Ingres achevé en novembre 1804. En décembre suivant, Napoléon sacré Empereur exigerait une nouvelle représentation officielle, celle peinte par Gérard et évoquée plus haut.

 

Fig. 5 Détail du tableau reproduit en Fig. 4

Le modèle de Gros connaîtra encore quelques avatars, notamment avec un Napoléon Ier, empereur des Français par Robert Lefèvre, daté de 1806 et conservé au château de Versailles. L’uniforme de colonel des grenadiers de la garde à pied a remplacé celui du Premier consul, mais la main gauche, désormais sans gants, vient ostensiblement se poser sur l’épée ornée du Régent.

Dans tous ces portraits, l’épée consulaire, devenue celle du Sacre, tient le rôle que Napoléon voulut lui faire jouer. Le choix de parer cette arme des Diamants de la Couronne relevait autant de la propagande - l’affirmation d’une stabilité politique et économique retrouvée avec la reconstitution du Trésor de l’État - que de la nécessité de créer des insignes exprimant l’exercice du pouvoir. Bien avant la proclamation de l’Empire et les cérémonies du Sacre et du couronnement à Notre-Dame qui lui conféreraient tous les attributs de la souveraineté, le port du Régent sur son épée investissait Napoléon d’une légitimité qui lui faisait encore défaut et qu’il n’aura de cesse d’affermir en fondant la quatrième dynastie. L’épée consulaire ne fut donc pas qu’un ornement d’apparat pour les cérémonies officielles, elle eut valeur de programme politique.

Après le Sacre, sa dimension symbolique, atténuée par la création des Honneurs de l’Empereur, ne correspondait plus aux attentes impériales. Démodée, l’épée aurait dû disparaître après le dessertissage de ses pierres en 1812, si François-Regnault Nitot n’avait voulu sauvegarder cette pièce maîtresse de la joaillerie parisienne et de l’Histoire de France.

 

 

 

 

 

NOTES DE BAS DE PAGES

 

1 - Il s’agit de l’habit quotidien, croisé, à col rabattu, à ne pas confondre avec l’habit à la française en velours de soie rouge brodé offert après Marengo par la ville de Lyon lors du premier voyage de Napoléon dans cette ville, les 28 et 29 juin 1800, et aujourd’hui conservé à

Malmaison.

 

2 - Pierre Rosenberg (dir), De David à Delacroix : La peinture française de 1774 à 1830, Paris, Édition des Musées Nationaux, 1974, p. 164

 

3 - Archives nationales, minute d’arrêté du 18 vendémiaire an 10, expédié le 19 vendémiaire aux ministres de l’Instruction et du Trésor public. Tous mes remerciements à Diana Scarisbrick pour la transmission de la copie de ce document.

 

4 - Voir notamment Les Mémoires de Saint Simon, dans Bernard Morel, Les Joyaux de la Couronne  de France, Fonds Mercator Albin Michel, 1988, p. 185-186.

 

5 - Pesant 426 carats lors de sa découverte, sa taille le ramena à 140, 640 carats métriques. Les pierres secondaires furent vendues au tsar de Russie Pierre le Grand. Voir Morel, Op. cit. pp. 186-188.

 

6 - Ibid. p. 248.

 

7 - Germain Bapst dans son Histoire des Joyaux de la Couronne, Paris, Hachette, 1889, p. 575 reproduit le dessin d’un projet pour l’épée consulaire, sans donner plus de renseignements que son appartenance à la maison Bapst et Falize.

 

8 - Archives nationales, archives Napoléon 400 AP 4, 15.

9 - Morel, Op. cit. p.250.

 

10 - Baron Claude-François de Méneval, Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon Ierdepuis 1802 jusqu’à 1815, E. Dentu, Paris, 1893-1894, Tome 1, p. 79.

 

11 - Décret impérial du 29 messidor an XII, Art. I.

12 - Morel, Op. cit. p.255

 

13 - Henri Vever, La bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900), Tome I, 1906-1908, p. 36.

 

14 - Archives nationales, archives Napoléon 400 AP 4, 15, copie de la lettre adressée à M. Vever

le 8 décembre 1911.

 

15 - Ibid. Réponse de Henri Vever du 14 décembre 1908.

 

16 - Sylvain Laveissière, David Chanteranne et Anne Dion-Tenenbaum, « Sacre et Régalia », dans Sylvain Laveissière (dir.), Le Sacre de Napoléon peint par David, Musée du Louvre, 5 Continents Éditions, 2004, p.33. En 1805, Biennais livra à Napoléon un glaive à l’aigle orné de la couronne de fer du royaume d’Italie et de la devise de la Légion d’honneur, Honneur et Patrie, que l’Empereur offrit au roi Max-Joseph de Bavière en janvier 1806. Un second glaive, aujourd’hui conservé au musée national du château de Fontainebleau, fut exécuté en 1806 sur le même modèle. Napoléon indique dans son testament  l’avoir porté au de ces deux glaives qui ne peuvent en aucun cas être identifiés avec le glaive prévu pour le sacre, voir L’orfèvre de Napoléon. Martin Guillaume Biennais, Réunion des Musées nationaux,

2003, pp. 98-100, notice 64.

 

17 - Notice de David à Daru du 19 juin 1806, Laveissière, Op. Cit, p. 83-84.

 

18 - Roseline Hurel et Diana Scarisbrick, Chaumet Paris, deux siècles de création, Paris Musées

1998, p. 10.

19 - Archives nationales, archives Napoléon 400 AP 4.

 

20 - Ibid.

 

21 - La facture de Nitot s’élevait à 17 860, 27 francs pour la façon et à 65 050,74 francs pour les 6 403 diamants fournis, soit un total de 82 911, 01 francs, Morel, Op. Cit. p. 279. Détruits lors de la Restauration, le glaive impérial et son baudrier sont connus grâce à un grand dessin signé Nitot conservé dans les collections patrimoniales de Chaumet, 12 place Vendôme.

 

22 - Archives nationales, archives Napoléon 400 AP 4, lettre du comte de Montesquiou du 18 novembre 1812 adressée à M. Nitot, Joaillier de la Cour, Place Vendôme.

 

23 - Merci à Christophe Beyeler, Conservateur en chef du Patrimoine chargé du musée Napoléon Ieret du cabinet des arts graphiques au château de Fontainebleau, pour m’avoir transmis le descriptif de ce reliquaire tel qu’il apparaissait dans les collections du Prince Napoléon.

 

24 - Une pléiade de maîtres joailliers 1780-1930, Paris, 1930, p. 53-54.