L’ordre de l’Étoile ou « Confrérie de la noble maison de Saint-Ouen près de Saint-Denis en France »
(1351-1352)
Philippe Contamine, membre de l’Institut
L’ordre de l’Étoile est sans doute un ordre méconnu. Il n’est pas pour autant inconnu, du moins des médiévistes, pour peu qu’ils s’intéressent à la vie de cour, aux péripéties militaires et à la société nobiliaire au temps des rois Valois, et notamment sous le règne, à bien des égards calamiteux, de Jean le Bon (1350-1364) - ce roi chevalier, ceci à cause de sa conduite « héroïque » lors de la bataille de Poitiers, le 19 septembre 1356, comme l’indique le surnom que l’Histoire a fini par lui attribuer.
Bien sûr, on souhaiterait au sujet de l’éphémère ordre de l’Étoile des sources plus abondantes (pour un historien, il n’y a jamais assez de sources…), mais, tous comptes faits, elles ne sont pas si insignifiantes que cela, surtout si l’on considère qu’elles sont de différente nature, ce qui permet de les « croiser » - un impératif qui est à la base de tout travail historique se voulant méthodique et critique.
Fondamentalement, la création par le roi Jean de cette « compagnie », de cette « confrérie », de ce consortium (tels sont les termes de l’époque) s’explique par les échecs répétés que subit son père Philippe de Valois (1328-1350), le plus grave étant survenu lors de la bataille de Crécy-en-Ponthieu du 26 août 1346, remportée par Édouard III (1327-1377), roi d’Angleterre et prétendant officiel et affiché à la couronne de France : cette cuisante défaite était en effet couramment attribuée au manque de courage et de constance de la noblesse ou de la chevalerie française, réputée n’en faire qu’à sa tête, au gré de ses impulsions, alors qu’infatuée d’elle-même elle se prétendait l’héritière d’une longue et glorieuse tradition. Aussi le nouveau roi se devait-il de porter remède à cet état de chose, et cela par des mesures non point punitives mais incitatives, reposant sur le sens de l’honneur et le souci de la renommée que cette noblesse ou cette chevalerie était censée posséder.
Cette création doit aussi être placée dans son contexte : dès 1330, Alphonse XI, roi de Castille, institua l’ordre de la bande ou de l’écharpe ; Édouard III le suivit en 1347-1349 avec la création de l’ordre de la Jarretière, qui devait influer en plusieurs de ses dispositions sur l’ordre de l’Étoile ; quant à la « très noble compagnie du Saint-Esprit au droit désir », fondée le 27 mai 1352, par Louis, roi de Sicile en tant qu’époux de la reine Jeanne Ière, le jour de leur couronnement à Naples, prévue pour compter jusqu’à 300 chevaliers, on peut estimer qu’il s’inspira des statuts de l’ordre de l’Étoile, promulgués quelques mois auparavant.
Ces statuts, quels sont-ils ?
En fait, on ne les a pas : toutefois, on peut en reconstituer le contenu grâce à la survie d’un exemplaire des lettres circulaires qui furent adressées par Jean le Bon en octobre novembre 1351, un peu plus d’un an après son avènement, alors que demeuraient intacts ses rêves et ses ambitions.
Dans ces lettres, datées du 6 novembre, alors qu’il se trouve à Saint-Christophe-en-Halatte, près de Senlis (il y a là un prieuré pour l’accueillir et surtout une forêt pour qu’il y chasse), alors que les hostilités sont plus ou moins interrompues entre France et Angleterre, le roi Jean s’adresse à un « cousin », malheureusement anonyme. En l’honneur de Dieu et de Notre-Dame, pour l’« élévation [«essaucement»] de la chevalerie et l’accroissement de son honneur », il a ordonné que soit créée une « compagnie de chevaliers qui seront appelés les chevaliers de Notre-Dame de la Noble Maison ».
Suit la description minutieuse de la « robe » qu’ils devront porter: une cotte blanche, un surcot et un chaperon vermeils. En outre, lorsqu’ils se réuniront dans l’église de la Noble Maison, ils seront vêtus d’un manteau semblable à celui que portent les chevaliers nouveaux (ceux qui viennent d’être adoubés) : rouge, fourré de vair (d’écureuil) ou de cendal ou de samit blanc (un drap de soie), et, sous le manteau et par-dessus la cotte, un surcot ou « cotte hardie » blanche. Soit, superposés, deux draps blancs et un drap rouge fourré. Il est aussi parlé de chausses noires et de souliers dorés. Les chevaliers porteront continuellement au doigt un anneau, où seront inscrits leur nom et leur surnom (nom de baptême et patronyme), plus un émail ou fermail (une broche) où figureront une étoile blanche, au milieu de l’étoile un rond d’azur et au milieu du rond un soleil d’or. Cet émail sera porté, quotidiennement s’ils le souhaitent, sur leur cotte ou sur leur robe, sur leur manteau et sur leur chaperon. Quant au costume, ils devront si possible s’en vêtir tous les samedis. L’émail sera aussi porté, lorsqu’ils seront en armure, fixé sur leur camail (une pièce de maille protégeant le cou) ou sur leur cotte d’armes, passée par-dessus l’armure, voire là où il leur plaira. Il s’agit donc d’une décoration pleinement visible, dans la paix comme dans la guerre. Ils jeûneront tous les samedis ou bien, s’ils préfèrent, ils donneront en aumône 15 deniers (les gages d’une demi-journée pour un travailleur de base), en l’honneur des quinze joies de la Vierge. Ils jureront de conseiller loyalement le « prince » en faits d’armes ou autrement. Ils devront, s’ils le peuvent, renoncer à leur précédente « emprise » (au sens de devise), s’ils en ont une. De toute façon, l’ordre de l’Étoile aura la priorité et ils ne pourront entrer dans une autre « emprise » sans le congé du prince. Tous les ans, sauf excuse valable, ils se retrouveront à la Noble Maison le 14 août au matin. Ils y resteront le 15 (fête de l’Assomption), jusqu’aux vêpres. Si cinq chevaliers ou plus se trouvent ensemble, ils pourront lever une bannière rouge semée d’étoiles (dorées) et décorée d’une image blanche de Notre-Dame. Cette bannière pourra être levée contre les ennemis de la foi (on songe à la croisade) ou lors d’une guerre menée au service de leur légitime (« droiturier ») seigneur (ils formeront ainsi un petit escadron, d’une trentaine de chevaux pour le moins). A leur mort, ils offriront à la Notre Maison leurs anneaux et leurs insignes, ce qui permettra de faire dire des messes pour le repos de leur âme. Les armoiries et les timbres des seigneurs et chevaliers de la Noble Maison seront peints en la grande salle de réunion, au-dessus de leurs sièges respectifs. Si, lors d’une bataille ou d’une « besogne arrêtée » (une rencontre convenue et acceptée par les protagonistes), un chevalier s’en va, il sera exclu de la compagnie, ses armes et son timbre seront tournés « sens dessus dessous » (la pointe de l’écu en bas), sans qu’ils soient effacés, jusqu’à ce que le prince et son conseil le réintègrent éventuellement. Il y aura une table d’honneur où, le jour du banquet de la fête, le 15 août, seront assis les trois meilleurs princes, les trois meilleurs bannerets, les trois meilleurs chevaliers (somme toute, les trois niveaux de la noblesse), membres de la compagnie. Ces neuf preux seront ceux qui, l’année précédente, auront accompli le plus de faits d’armes en guerre car nul fait d’armes de paix ne sera pris en compte (les exploits sportifs lors des joutes ou des tournois). Il faut donc imaginer l’intervention d’une cour de chevalerie, d’un tribunal d’honneur, ayant vocation à examiner chaque cas pour ensuite rendre son verdict. L’émulation est bien l’un des ressorts de l’ordre. Les chevaliers ne pourront entreprendre aucun voyage lointain sans la permission du prince (croisade en Orient, voyage de Prusse). Ils se porteront mutuellement secours. Ils fourniront chacun leurs armes et leurs timbres sur une feuille de papier ou de parchemin afin que les peintres les reproduisent aux places qui, dans la grande salle de réunion, leur seront assignées. Le nombre prévu est de 500, ce qui est considérable (comment les faire tenir dans un seul espace couvert, même de grande dimension ?).
Il s’agit donc de sélectionner, sous la protection de la Vierge (car la dimension religieuse n’est pas contestable, même si elle semble plutôt banale), une élite militaire, consciente de son rôle, objet de tous les regards, organiquement soumise au roi, destinée à montrer l’exemple à toute l’armée.
Apparemment ni gages ni pensions ne sont prévus pour les chevaliers, qui, sauf exceptions, devront payer eux-mêmes leurs vêtements, leurs anneaux et leurs étoiles. Seules les fêtes sont à la charge de la royauté
Qu’est-ce alors que cette « Noble Maison » dont les lettres font état ?
Aux XIIIe et XIVe siècles, la région parisienne (la future Île-de-France) offrait un paysage prospère et peuplé. Les rois, les princes, les seigneurs, petits et grands, y avaient des résidences champêtres, pour leur délassement. Mais aussi des nouveaux venus, ayant souvent fait fortune au service de la royauté, des « bourgeois de Paris » enrichis dans les affaires. C’est ainsi qu’un certain Guillaume de Crépy, sans doute originaire de Crépy-en-Valois, devenu archidiacre de Paris et conseiller de Philippe le Bel, s’était constitué à Saint-Ouen, entre l’église paroissiale et la Seine, à proximité de la route menant à Saint-Denis, un assez vaste domaine où il avait fait construire un manoir. Après sa mort, sa nièce et héritière et sa famille avaient été amenées à céder ce domaine et ce manoir à Charles de Valois, demi-frère de Philippe le Bel (1299). Ce prince, fort riche et fort ambitieux, entreprit, à partir de 1308-1310, d’agrandir et d’embellir cette maison, cet « hôtel », qui disposa ainsi d’une magnifique cuisine voûtée, d’une chapelle dédiée à saint Georges, le patron de la chevalerie, et surtout d’une grande salle éclairée par de nombreuses fenêtres et pourvue de sept cheminées. En 1325, Charles de Valois mourut, et le manoir passa à son fils Philippe, devenu roi en 1328. D’après son itinéraire, celui-ci y fit au moins trois séjours. On conçoit que Jean le Bon, successeur de Philippe, ait fait choix de ce manoir de plaisance, non fortifié, dans un environnement rustique, non dépourvu de jardins, de « pourpris » et de vergers, pour être le siège de sa fondation. D’autres options auraient été possibles, quoique plus éloignées par rapport au Louvre ou au palais royal de la Cité : ainsi le Bois-de-Vincennes. En revanche, le manoir de Saint-Germain-en-Laye, brûlé par les Anglais en août 1346 et non encore reconstruit, était exclu.
Il semble qu’à l’occasion de la fondation de la compagnie la chapelle Saint-Georges soit devenue, moyennant quelques agrandissements ou embellissements, l’église Notre-Dame de l’Étoile. Il était prévu que cette église devînt une collégiale desservie par une communauté (un collège) de chanoines, de chapelains et de clercs. Encore fallait-il assurer leur entretien. C’est ce que prévoit un acte du roi Jean, daté de l’abbaye de Royaumont, en octobre 1352. Dans cet acte en latin, transparait la finalité de l’institution : « Entre toutes les autres sollicitudes de notre esprit, par une méditation ayant de plus en plus de force, nous avons constaté que depuis les temps anciens la chevalerie de notre royaume a fleuri et a régné à travers toute la terre par son courage, sa prouesse et sa noblesse, en sorte que nos prédécesseurs rois de France, grâce au secours divin, les fidèles ministres de cette chevalerie ayant offert leurs bras sincèrement et fidèlement, ont tenu à envoyer leurs bras secourables contre les rebelles quels qu’ils fussent. Ils remportèrent la victoire et amenèrent à la pureté de la vraie foi catholique tous ceux que le perfide ennemi du genre humain avait fait tomber dans l’erreur par la tromperie de son astuce. [Cependant] (…) certains de ces ministres, en raison du manque d’armes et d’un défaut d’exercice militaire ou pour d’autres causes que nous ne savons pas, à l’époque où nous sommes, se consacrent plus que d’habitude à des œuvres vaines et inutiles, la beauté de l’honneur et de la renommée ayant été, hélas, négligée : ils s’adonnent de préférence à l’utilité privée. C’est pourquoi, ayant en mémoire les temps passés et les actions louables et unanimes des dits fidèles dont ont procédé tant d’œuvres victorieuses, vertueuses et heureuses, nous avons prévu de ramener les fidèles présents et futurs à la parfaite unité en sorte qu’une fois ces chevaliers unis et unanimes dans leur soif d’honneur et de renommée, les vaines oisivetés ayant été comme il se doit abandonnées, la gloire de la noblesse et de la chevalerie, à la faveur de la clémence divine, prépare à notre royaume et aux fidèles la tranquillité de la paix. En l’honneur de la très glorieuse Vierge Marie, médiatrice entre Dieu et les hommes, a été fondé le consortium ou la compagnie des chevaliers de la Vierge Marie de la Noble Maison de Saint-Ouen, près de Saint-Denis en France, ainsi qu’un collège de chanoines, chapelains et clercs pour y célébrer l’office divin, avec l’espoir que (…) ces chevaliers, unanimement assoiffés d’honneur et de renommée dans leurs faits de chevalerie, se comportent si vaillamment que la fleur de la chevalerie qui depuis quelque temps, pour les causes susdites, a langui dans notre royaume se réjouisse et refleurisse dans l’unité parfaite pour la gloire et la louange de notre dit royaume et de nos fidèles ».
Autrement dit, la chevalerie française traverse une crise : il faut l’en sortir, grâce à la compagnie des chevaliers de l’Étoile. On notera l’accent mis sur la paix et sur l’unité : en effet, non seulement la chevalerie française est soupçonnée de préférer les divertissements futiles aux arts martiaux mais elle est accusée de manquer d’unité politique au service du roi. Quant aux chevaliers, ils sont qualifiés de ministres, l’accent étant mis sur leurs obligations de service. Suivent les mesures destinées à assurer l’entretien du personnel appelé à desservir l’église en question : il est remarquable que le financement doit provenir des amendes et des confiscations résultant du crime de lèse-majesté, à une époque – le XIVe siècle – où cette notion, héritée du droit romain, est de plus en plus utilisée par les rois et les « princes », notamment par le roi de France, pour renforcer idéologiquement leur autorité.
Fondée en octobre 1351, la compagnie n’attendit pas l’Assomption 1352 pour connaître sa première fête. Celle-ci eut lieu les 5 et 6 janvier 1352, c’est-à-dire la veille et le jour de l’Épiphanie. De fait, et la devise, « Les astres montrent aux rois le chemin » (Monstrant regibus astra), et les insignes font allusion à l’évangile de saint Matthieu, selon lequel, douze jours après la naissance de Jésus, trois mages, guidés par une étoile, vinrent l’adorer en lui offrant de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
La fête de l’Épiphanie 1352, qui se déroula à Saint-Ouen, fut également marquée par l’adoubement solennel (par l’entrée en chevalerie), de deux fils de Jean le Bon, Jean, futur duc de Berry, et Philippe, futur duc de Bourgogne, ainsi que de Louis, futur duc de Bourbon. Trois autres jeunes gens furent également adoubés : Charles d’Artois et Philippe et Louis, deux des frères de la reine Blanche de Navarre. Mais l’essentiel fut à l’évidence « la fête de l’Étoile », laquelle concerna Jean le Bon, prince de la chevalerie, ses quatre fils (le dauphin de Viennois, futur Charles V, Louis, Jean et Philippe), le duc d’Orléans, frère du roi, et apparemment une centaine de chevaliers (on connaît les noms d’un quart d’entre eux). Selon les comptes royaux, en original ou en copie, tels qu’ils survivent, les chevaliers étaient vêtus d’une cotte blanche en drap de laine de Bruxelles et d’un surcot, d’un manteau et d’un chaperon en fine écarlate vermeille également de Bruxelles. Les surcots, les manteaux et les chaperons étaient dûment fourrés de « ventres de menu vair », ce qui rendait ces vêtements particulièrement confortables (on était en plein hiver). Des chausses de « brunette noire » furent également fournies. C’est le tailleur du dauphin, Martin de Coussy, qui fut chargé de tailler et de coudre les « habits de l’Étoile » pour le dauphin et ses compagnons. Afin de garnir les étoiles d’or portées par le dauphin et ses trois frères, furent récupérées des pierres précieuses (« balais ») et des perles en provenance d’un petit chapeau d’or appartenant au roi et conservé, pour plus de sûreté, au Temple de Paris. Les documents nous apprennent également que le roi offrit des anneaux d’or « à l’étoile », où étaient inscrits leurs noms, à son frère le duc d’Orléans, à ses fils et aussi à Humbert II, ancien Dauphin de Viennois, au grand maître de l’Hôtel (Jean II, vicomte de Melun, comte de Tancarville), à cinq de ses chambellans, à Robert de Wavrin, sire de Saint-Venant (gouverneur du dauphin), aux quatre chambellans du dauphin. Bref, on n’avait pas lésiné sur la dépense. Sous l’impulsion du roi, une certaine fièvre s’était emparée de la cour. Il y eut de beaux offices religieux, de somptueux banquets et, sans doute, quantité de divertissements profanes.
La fondation de cette compagnie et la fête qui s’ensuivit presque aussitôt connurent évidemment un certain retentissement. C’est ce qui ressort du témoignage des chroniques. Deux surtout peuvent être prises en compte. Pour le chroniqueur Jean le Bel, chanoine de Liège, qui écrivait peu après les événements, l’idée du roi Jean avait été d’ «ordonner une belle compagnie, grande et noble», «à l’exemple de la Table ronde», dont devaient être membres les chevaliers et les nobles « les plus suffisants du royaume de France ». Pour être choisi, il fallait être ni « reproché » ni diffamé et surtout il fallait obtenir l’agrément du prince mais aussi, comme dans un club , de la majorité des membres. Le principe était donc celui de la cooptation. Des réunions étaient prévues lors des fêtes solennelles, la plus importante devant être celle de l’Assomption, où le roi tiendrait «cour plénière». A cette occasion, chaque chevalier devait raconter sincèrement (un serment était même exigé) ses dernières aventures, aussi bien les «honteuses» que les «glorieuses» ou les «honorables ». Une équipe de clercs devait enregistrer ces récits, en faire un livre à partir duquel le jury d’honneur, prévu par les statuts, pourrait faire son travail. Jean le Bel, repris par Froissart, précise que ces chevaliers, lorsqu’ils étaient engagés dans une bataille (et non dans une simple escarmouche), ne pouvaient fuir de plus de quatre arpents (soit sur un ha, un ha et demi : un recul « tactique » de 100-150 m était sans doute autorisé). Il leur fallait résolument affronter la mort ou la prison. Enfin, ce qui n’est pas dit dans les actes officiels, la Noble Maison devait servir d’hôtel des Invalides pour les vieux chevaliers aux ressources insuffisantes : ils y auraient, à titre viager, le vivre et le couvert, disposant même chacun de deux valets. La référence littéraire à la Table ronde, que l’on trouve d’ailleurs déjà dans l’ordre de la Jarretière, peut surprendre. En fait, le célèbre roi Arthur, entouré de chevaliers plus ou moins nombreux ayant pris place autour d’une très grande table de forme circulaire et non rectangulaire, était considéré à l’époque comme un personnage historique. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce modèle pour régénérer, puisqu’il le fallait, l’esprit chevaleresque ? Toutefois, on est en droit de se demander si Jean le Bel, plutôt anglophile, n’a pas arbitrairement appliqué à la compagnie de l’Étoile la référence à la Table ronde, explicite pour l’ordre de la Jarretière : en effet Arthur, roi de la Grande-Bretagne, était beaucoup plus populaire en Angleterre qu’en France, Édouard III avait parfois tendance à se considérer comme un nouvel Arthur et on voit mal pourquoi son adversaire Jean le Bon l’aurait imité sur ce point. De même, seuls Jean le Bel et Jean Froissart (celui-ci reprenant sans changement celui-là) parlent de la structure d’accueil pour les pauvres et vieux chevaliers : n’y a-t-il pas là une application imaginaire à la compagnie de l’Étoile d’un dispositif effectivement prévu pour l’ordre de la Jarretière en faveur de 26 pauvres chevaliers à la retraite hébergés au château de Windsor ?
Un autre chroniqueur contemporain peut être cité, trop souvent passé inaperçu. Il s’agit du continuateur (anonyme) de la chronique de Richard Lescot, moine de Saint-Denis, qui s’exprime en ces termes : « De la fête de l’Étoile. Jean, roi de France, pour gagner la bienveillance des ducs, des comtes et des magnats de son royaume, ordonna pour eux-mêmes une très célèbre solennité dans la demeure royale de Saint-Ouen près de Saint-Denis, ordonnant que les plus fameux et les plus renommés par l’expérience des armes et par la prouesse se missent à table selon leurs mérites dans les banquets qui y eurent lieu longtemps et statuant qu’avec lui ils soient désormais appelés confrères de l’Étoile; voulant introduire cette confraternité par le moyen d’une religion ou d’un ordre, il ordonna, entre autres observances, que, revêtus chaque samedi uniformément d’écarlate, ils portassent, fixée sur leurs tuniques ou leurs chaperons, une étoile d’or garnie de pierres précieuses, qu’ils jeûnassent ces jours-là, qu’ils se rassemblassent toujours aux repas solennels et qu’ils jurassent de se conserver une fidélité réciproque. En outre, afin d’éviter l’indécence des mœurs, il leur interdit au plus haut degré le damnable jeu de dés, le lupanar et les tavernes, ordonnant que des chanoines fussent établis dans le dit lieu afin de dévotement prier pour eux le Seigneur. Toutefois ces choses, pour parler brièvement, n’eurent pas un long effet, et les statuts étant annulés, la dite étoile ne fut pas irradiée par l’éclat de la lumière divine mais, aussitôt après, les rayons ayant disparu, elle apparut terriblement éclipsée. Cette célébration alimenta le foyer de l’envie et de la haine en raison de la comparaison des prouesses et des mérites des chevaliers, aussi les adversaires du royaume y prirent-ils matière à dérision et y virent-ils une occasion maligne. Car la trêve ayant été rompue et Hugues de Malconray [sic : pour Guillaume de Beauconroy], garde de Guînes, ayant été corrompu par de l’argent, ils se firent livrer le château le même mois. Cependant le traître, décapité par la suite à Saint-Omer, paya la peine de sa trahison ».
Ainsi, pour le moine de Saint-Denis, la confraternité de l’Étoile devait être un ordre religieux militaire (ordo, religio), à la manière de l’ordre de l’Hôpital. Elle aurait dû favoriser l’union entre ses membres : en fait, elle fut une source de discorde.
Il faut dire que la compagnie de l’Étoile ne cessa de jouer de malchance. En premier lieu, la perte de Guînes s’explique par le fait que le sire de Bavelinghem, capitaine du château, s’était absenté précisément pour se rendre à la fête de l’Étoile : un subalterne sans scrupule l’avait remplacé. Et surtout, la veille même du jour où elle était censée célébrer sa première fête de l’Assomption, le 14 août 1352, elle fut décimée à la bataille de Mauron, dans l’actuel département du Morbihan, où Walter Bentley l’emporta sur les Français et les Bretons commandés par Guy de Nesle, sire d’Offemont, maréchal de France. Geoffroy le Baker parle à ce propos de 45 chevaliers de l’Étoile tués ou faits prisonniers, parce qu’ils avaient juré de ne jamais tourner le dos à l’adversaire. Jean le Bel, qui parle de son côté de 89 chevaliers de l’Étoile tués, donne la même explication : «Pour ce qu’ils avaient juré que jamais ils ne fuiraient, car sans le serment, ils se fussent bien retirés en arrière. Et aussi il en mourut plusieurs autres pour l’amour d’eux, qu’ils eussent par aventure sauvés s’il n’y avait eu le fait qu’ils avaient juré et qu’ils redoutaient que ce ne leur fût reproché par la compagnie».
Geoffroy le Baker ajoute que trois semaines plus tard, le jour de la Nativité de la Vierge (8 septembre), cette fois en Gascogne, le comte de Stafford l’emporta sur les Français. «Là furent pris le fameux chevalier Boucicaut, chef avisé et d’une grande présomption, ainsi que sept chevaliers de la compagnie de l’Étoile».
A la suite de ce désastre et de ce revers, le grand projet s’évanouit : « Jamais plus il ne fut parlé de cette noble compagnie et m’est avis qu’elle est allée à néant et la maison demeurée vide » (Jean le Bel).
Cette dernière remarque n’est pas rigoureusement exacte. En effet, le collège des chanoines survécut, assez modestement : différents documents montrent que le roi envisagea pendant plusieurs années encore d’y affecter les amendes du royaume en provenance de forfaitures politiques jusqu’à ce que le revenu de la fondation eût atteint 800 livres parisis.
De même subsista la Noble Maison, dans un état variable, elle connut au moins un mariage princier et Léon VI, roi d’Arménie, y fut un moment hébergé lorsqu’il se réfugia auprès de Charles VI. Ce fut seulement après 1415-1420 que les bâtiments tombèrent en ruine, sans qu’il ait été question par la suite de les relever, ni sous Charles VII ni sous Louis XI.
Naturellement, les vêtements des chevaliers disparurent sans laisser de trace (on peut imaginer qu’ils furent réutilisés, en tant que vêtements d’occasion). Il en fut de même pour les anneaux et les insignes. Aucun n’est parvenu jusqu’à nous. Toutefois, on peut supposer que la grande couronne d’or appelée « la couronne de l’Étoile » signalée dans un inventaire de Charles V correspond à la couronne portée par son père lors de la fête des 5-6 janvier 1352. Le même inventaire mentionne un somptueux « joyau de l’Étoile que fit faire le roi Jean », surmonté d’une croix : l’Étoile, pourvue d’émeraudes, de rubis et de perles, est soutenue par deux angelots d’ivoire ; l’objet est dit peser quelque 3,8 kg. Quant à l’inventaire des meubles de Jeanne de Boulogne, deuxième femme de Jean le Bon, dressé en 1360, il comprend la mention de deux petits anneaux d’or « à l’étoile» et d’un « large fermail à homme en guise d’une étoile, à grosses perles, à rubis, à émeraudes, à diamants et à un gros saphir, lequel est au duc de Bourgogne [Philippe le Hardi], notre fils ».
On peut estimer que, si Jean le Bon avait été victorieux à Poitiers, les étoiles de l’ordre se seraient rallumées : le fait est que, dans un acte du 5 juin 1356, Jean le Bon parle du «nouveau collège» établi à la Noble Maison en tant que «siège principal de notre célèbre congrégation chevaleresque de l’Étoile».
L’Histoire considère volontiers que cette institution non seulement n’avait rien de sérieux mais encore fut néfaste, dès lors qu’elle incitait ses membres à se faire bêtement massacrer sur place par les archers anglais. N’est-ce pas l’avis de Philippe de Mézières dans le Songe du Vieil Pelerin lorsqu’il conseille au jeune Charles VI de se méfier des festins ? « Et sans aller plus loin, beau fils, qu’il te souvienne qu’à la fête de l’Étoile, à Saint-Ouen, plusieurs vaillants hommes furent morts dessous le degré [allusion à l’effondrement d’un escalier à cause de la cohue ?] et le château de Guînes fut perdu ».
Il n’empêche que l’un des idéologues de l’Étoile, peut-être même le principal, fut Geoffroy de Charny, un vaillant et sage chevalier, sur lequel pouvait compter Jean le Bon : aussi lui confia-t-il la garde de son oriflamme. Sa devise était : « Qui plus fait, mieux vaut ». Tout un programme. La réputation de Charny fut grande en son temps. Pour Gilles le Muisit, abbé de Saint-Martin de Tournai, il était un « chevalier courageux et expert en armes et maintes fois fameux au-delà et en deçà des mers, il fut en de nombreuses guerres et conflits mortels, se comportant en tous comme un homme preux et noble ». Geoffroy le Baker n’est pas en reste. Voici ce qu’il dit en guise d’oraison funèbre (il mourut à Poitiers en essayant de défendre jusqu’au bout le précieux drapeau) : il était «un chevalier plus exercé dans les affaires militaires que tout autre Français, en sorte que sa renommée était étendue ; en raison de sa longue pratique des armes et de son tempérament dynamique et sagace, il fut jusqu’à sa mort (…) le principal conseiller des chevaliers français ». Or Charny ne fut pas seulement un homme d’action, un chef de guerre. On lui doit aussi, conservée dans quelques manuscrits, la rédaction d’une série de « demandes » relatives aux joutes, aux tournois et aux faits d’armes de guerre (malheureusement les réponses manquent). Ces demandes sont adressées au « haut et puissant prince des chevaliers Notre-Dame de la Noble Maison » et aux chevaliers de sa « noble compagnie » : que doit-on faire, selon le droit d’armes, par exemple lors du partage du butin et des rançons des prisonniers ? On peut estimer que cette oeuvre fut composée en 1352. Il fut aussi l’auteur d’un poème sur la chevalerie, où figurent quelques allusions à sa propre carrière, et d’un Livre de chevalerie où la guerre est envisagée comme un véritable métier, devant être pratiqué avec autant de sérieux que de sang-froid.
Dans le même ordre d’idée, pour beaucoup de contemporains, ce n’est pas la mentalité, prétendument obsolète, ayant présidé à la fondation de la compagnie de l’Étoile qui était responsable de la déconfiture de Poitiers mais le fait que ni ses préceptes ni son esprit n’avaient été respectés : trop de chevaliers français s’étaient hâtés de prendre la fuite, abandonnant à leur sort le roi Jean et une poignée de fidèles dont Philippe le Hardi et Geoffroy de Charny. Dans le camp adverse, la victoire ne fut pas seulement attribuée aux archers anglais mais à la vaillance de la chevalerie d’Édouard III – une chevalerie efficace car ordonnée et disciplinée. Poitiers fut la victoire de l’ordre de la Jarretière sur la compagnie de l’Étoile. Ni d’un côté ni de l’autre la chevalerie comme modèle d’action militaire n’était mise en cause.
SOURCES IMPRIMÉES
George W. Coopland, éd., Le Songe du Vieil Pelerin de Philippe de Mézières, 2 vol., Cambridge, 1969.
Roland Delachenal, éd., Les Grandes chroniques de France. Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, 4 vol., Paris, 1916-1920.
Louis Douët-d’Arc, éd., Inventaire des meubles de la reine Jeanne de Boulogne, seconde femme du roi Jean (1360), Bibliothèque de
l’École des chartes, t. 40 (1879), p. 545-562.
Michel Felibien et Gui-Alexis Lobineau, éd., Histoire de la ville de Paris, t. III, Premier volume des pièces justificatives, Paris, 1725.
Richard Kaeuper et Elspeth Kennedy, éd., The Book of Chivalry of Geoffroi de Charny. Text, Context and Translation, University of
Pennsylvannia Press, 1996.
Jules Labarte, éd., Inventaire du mobilier de Charles V, roi de France, Paris, 1879.
Jean Lemoine, éd., Chronique de Richard Lescot, religieux de Saint-Denis (1328-1344) suivie de la continuation de cette chronique
(1344-1364), Paris, 1896.
Edward Maunde Thompson, éd., Chronicon Galfridi Le Baker de Swynebroke, Oxford, 1889.
Jules Viard et Eugène Déprez, éd., Chronique de Jean le Bel, t. II, Paris, 1905.
Horace de Viel-Castel, éd., Statuts de l’ordre du Saint-Esprit au droit désir ou du noeuf institué à Naples en 1352 par Louis d’Anjou,
premier du nom, roi de Jérusalem, de Naples et de Sicile. Manuscrit du XIVe siècle conservé au Louvre dans le Musée des souverains
français, avec une notice sur la peinture des miniatures et la description du manuscrit, Paris, 1853.
BIBLIOGRAPHIE
Martin Aurell, La légende du roi Arthur, 550-1250, Paris, 2007.
D’A.J.D. Boulton, The Knights of the Crown. The Monarchical Orders of Knighthood in Later Medieval Europe, Woodbridge, 1987.
Philippe Contamine, « Geoffroy de Charny (début du XIVe siècle-1356). ‘’Le plus prudhomme et le plus vaillant de tous les autres’’ »,
dans Id., Pages d’histoire militaire médiévale, (XIVe-XVe siècles), Paris, 2005, p. 171-184.
Roland Delachenal, Histoire de Charles V, t. I, (1338-1358), Paris, 1927.
Alban Gautier, Arthur, Paris, 2007.
Maurice Keen, Chivalry, New Haven et Londres, 1984.
Françoise Lehoux, Jean de France, duc de Berri, sa vie, son action politique, t. I, De la naissance de Jean de France à la mort de
Charles V, Paris, 1966.
Léopold Pannier, La Noble-Maison de Saint-Ouen, la villa Clippiacum et l’ordre de l’Étoile d’après les documents originaux, Paris, 1872.
Juliet Vale, Edward III and Chivalry. Chivalric Society and its Context 1270-1350, Woodbridge, 1982.