Anne de Chefdebien,
avec la contribution de Patrick Spilliaert et de Jean Christophe Palthey
Le musée de la Légion d’honneur a pu acquérir le grand aigle de la Légion d’honneur du maréchal Ney(1) que le ministre de la Culture avait classé Trésor national par arrêté du 15 juin 2012, soulignant ainsi l’importance de notre patrimoine phaléristique.
Miroir d’histoire et de société, les insignes des ordres de récompenses présentent en effet de multiples facettes et leur beauté, leur rareté ne sont qu’un aspect de leur réelle signification. Ils reflètent à la fois le pouvoir qui a créé et octroyé l’ordre qu’ils représentent, la personnalité et l’action de celui qui a mérité de les recevoir et le contexte historique plus général auquel il appartient.
Plusieurs lectures se croisent et se complètent, artistique, critique, politique, historique et sociologique... Un véritable roman à tiroirs écrit à partir d’une simple étoile d’or et d’émail ! Ce grand aigle en est la parfaite illustration.
Le maréchal Ney faisait partie de la première promotion des grands aigles, le 2 février 1805, au nombre de 49. Il en reçut les premiers insignes le 11 février des mains de l’Empereur.
La décoration entrée dans les collections du musée est un très bel exemple d’un bijou du premier Empire composite, car modifié à plusieurs reprises en fonction du cours des évènements, et illustrant donc fidèlement les différents changements de régime. L’étoile, non pommetée et environnée d’une couronne de feuillage ininterrompue, reprend dans de plus grandes proportions les modèles luxueux des petits aigles d’or ou d’argent du premier type souvent attribués à Biennais ou Coudray. Elle est, pour un bijou de grand aigle, d’un modèle inédit à ce jour(2).
L’insigne est donc différent du modèle « règlementaire » dont quelques rares exemplaires subsistent : ceux du maréchal Lannes (musée de la Légion d’honneur), de Portalis (récemment vendu et déposé par son actuel propriétaire au musée de la Légion d’honneur) et le grand aigle donné par l’Empereur au général Bertrand, conservé au musée de Châteauroux(3).
En avril 1806, l’Empereur décida que les insignes de la Légion d’honneur seraient sommés d’une couronne. Les titulaires de la décoration transformèrent donc leurs bijoux et plusieurs modèles de couronne coexistèrent. L’étoile du maréchal Ney fut donc modifiée et une couronne à douze arches alternant aigles et fleurons fut ajoutée. Cette couronne est en tout point identique à celles de l’insigne du maréchal Bessières (musée de
l’Armée, dépôt au musée de la Légion d’honneur) et du grand aigle donné le 21 mai 1843 par Joseph Bonaparte au musée de l’Armée avec le collier de l’Empereur.
Ensuite, pendant la première Restauration, le maréchal, rallié à Louis XVIII, fit changer les centres de ses décorations pour les adapter à la nouvelle réglementation (21 juin et 19 juillet 1814) : à l’avers l’effigie d’Henri IV ceint de la légende « HENRI IV ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE » et au revers les trois fleurs de lys, la devise « HONNEUR ET PATRIE » restant inchangée.
Enfin pendant les Cent-Jours, il fit une dernière fois modifier sa grande décoration. Cet ultime changement allait entrer dans l’histoire : avait-il été ordonné avant la rencontre avec Napoléon le 14 mars 1815, preuve d’une trahison préméditée ?
C’est ce que le comte de Bourmont affirma devant la chambre des pairs le 4 décembre 1815 lors du procès de Michel Ney. Le maréchal récusa cette accusation fermement : « M. de Bourmont prétend que je portais une décoration de Bonaparte. J’ai conservé celle du Roi devant Bonaparte, et jusqu’à mon retour à Paris (le 20 mars), où mon bijoutier m’en a fourni de nouvelles ; on peut le faire entendre. ». Ce qui fut fait le lendemain avec le témoignage de M. Cailloué, bijoutier au Palais Royal, qui présenta son registre de compte avec la mention du changement des médaillons de deux croix grand cordon pour 50 francs au 25 mars(4).
Ce sont ces derniers centres que nous voyons aujourd’hui sur l’insigne, très caractéristiques des derniers insignes du premier Empire, sur l’avers le profil de l’Empereur sur un fond rayonnant, sur le revers, une aigle très importante et majestueuse sur un fonds strié très apparent(5).
L’avers porte en exergue la légende «NAPOLEON.EMPEREUR.DES.FRANCAIS » et un motif floral. Or, bien qu’en tout point conforme à la description de l’insigne dans l’article 2 du décret du 22 messidor an XII, et au dessin traditionnellement attribué à David et considéré comme le projet d’insigne de la Légion d’honneur présenté à Napoléon en mai 1804(6), ce détail constitue une indéniable curiosité ; notons que la devise est également gravée en toutes lettres sur l’en-tête d’un document officiel de l’armée d’Espagne daté de décembre 1813(7).
L’immense majorité des insignes de la Légion d’honneur du premier Empire portent cette légende abrégée en «NAPOLEON.EMP.DES.FRANÇAIS». Il est généralement considéré que la légende en toutes lettres apparaît sous la Présidence pour se généraliser sous le second Empire. Mais c’est à tort, car elle ornera en fait uniquement les insignes des chevaliers et des officiers, ceux des commandeurs et des grands-croix continueront généralement à porter une légende abrégée(8).
Or, il existe bien quelques rares modèles de grand aigle de la Légion d’honneur du premier Empire portant une légende en toutes lettres. Ainsi la collection Spada en possède deux du modèle attribué traditionnellement à Biennais (mais probablement de Coudray), actuellement présentés dans les vitrines du musée de la Légion d’honneur. L’un est un modèle avec couronne, provenant de la collection Marchal(9), l’autre, sans couronne, présente un corps très similaire, mais, s’agissant probablement d’une commande de luxe spécifique, sur le centre, la couronne de laurier de l’Empereur est enrichie de petits diamants(10). Un troisième exemplaire passé en vente aux enchères doit être signalé(11). Il s’agit d’un bijou du premier type à pointes pommetées, les centres apparemment en deux parties.
Ainsi, fin mars 1815, le bijoutier(12) Cailloué qui a modifié le bijou du maréchal Ney a-t-il utilisé une matrice préexistante, ou bien, s’inspirant de la longue légende « HENRI IV ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE », a-t-il lui-même créé un nouveau coin pour la légende napoléonienne en toutes lettres ? Nul ne peut répondre(13).
Mais au-delà de toutes ces considérations très techniques, l’étoile portée par Ney, «le brave des braves» pour Napoléon, «l’infatigable» selon ses soldats, reflète toute l’épopée impériale, des heures les plus glorieuses aux plus sombres.
Les Français ont toujours aimé la gloire. Celle de Ney est avant tout associée à un courage insensé déployé lors des moments tragiques de la retraite de Russie en 1812 et de la bataille de Waterloo en 1815.
Lors de la campagne de Russie, à partir de la bataille de Krasnoïe (15-18 novembre 1812), Ney assure l’arrière-garde de l’armée française. Il se bat comme un capitaine, partage la vie et les souffrances des simples soldats, fait le coup de feu au milieu de ses hommes et se montre redouté et admiré des Russes auxquels il refuse obstinément de rendre les armes. Son action lors de la bataille de la Bérézina (25-29 novembre 1812) fournit le délai nécessaire pour permettre le passage de l’armée française qui échappe ainsi à l’encerclement, tout en infligeant des pertes importantes aux troupes ennemies. En décembre 1812, le maréchal Ney sera parmi les derniers à quitter le territoire de l’empire russe, ramenant avec lui les débris des troupes impériales. Il fut élevé à la dignité de prince de la Moskowa en 1813 à la suite de la victoire du même nom à laquelle il contribua de façon décisive avec son 3e corps qui enleva la Grande Redoute, position centrale tenue par l’armée russe. À Waterloo, le 18 juin 1815, le courage malheureux s’incarne dans les grandes charges désespérées de la cavalerie française contre les carrés anglais. À la tête des régiments des cuirassiers, des lanciers, de la garde impériale et des carabiniers, Ney galvanise les troupes en s’efforçant d’emporter la décision tout en faisant fi du danger personnel avec son cri : « Venez voir comment meurt un maréchal de France ».
La fin tragique du maréchal Ney, fusillé en décembre 1815 après un procès conduit devant la chambre des pairs, a contribué à auréoler de la figure du martyr le souvenir de ce grand soldat. Si sa condamnation fut une injustice, car il n’y avait pas eu de préméditation dans sa décision de se rallier à l’Empereur, elle fut aussi une faute de la part du gouvernement de la Restauration désireux de se venger de l’épisode des Cent-Jours en livrant à un peloton d’exécution le héros de Waterloo et de la campagne de Russie. Le maréchal Ney aurait d’ailleurs pu y échapper en invoquant sa qualité
de sujet du roi de Prusse (la ville de Sarrelouis, où il était né, ayant été annexée à la Prusse à la suite du congrès de Vienne). Il préféra rester français, et cela, l’opinion lui en su gré en n’oubliant pas ses sacrifices.
Le grand aigle du maréchal Ney, bijou unique, témoin d’un incroyable destin, est donc désormais exposé dans les vitrines de la salle de la Légion d’honneur dont il est devenu une des œuvres phares qui permettent au visiteur d’apprendre et de comprendre tout ce que représente notre premier ordre national au cœur de notre histoire.
NOTES DE BAS DE PAGES
1. La Société des amis du musée a joué, une fois de plus, son rôle de mécène, relayée par une souscription qui a rassemblé près de 120 000 euros. Une subvention du Fonds du Patrimoine de 40 000 euros a contribué au financement de cette acquisition exceptionnelle (188 750€).
2. Le bailli de Pierredon dans son livre « Contribution à l’histoire des ordres de Mérite » note l’existence d’un type de grand- croix à pointes non boutonnées sur la statue de Lebrun, duc de Plaisance par Masson, datée en 1807 (musée de Versailles).
3. Nous ne comptons pas dans cette liste les bijoux de colliers, portés en écharpe par la suite, d’un module plus grand tels celui de l’Empereur conservé au château de Fontainebleau et celui de Joseph pillé à la bataille de la Vittoria, aujourd’hui dans une collection privée et en dépôt au musée de la Légion d’honneur.
4. J.C Palthey, in catalogue de la vente Ney, Drouot 20 juin 2012, p. 26. La localisation de l’autre grand cordon, cité par le bijoutier, n’est pas connue à ce jour.
5. Des centres assez semblables se retrouvent sur deux bijoux de grand aigle attribués à l’orfèvre Biennais (tous deux dans des collections privées) : l’un donné par l’Empereur à son frère Lucien en mai 1815 ; l’autre, dont les centres avaient été modifiés, est du modèle similaire à celui perdu par l’Empereur à Waterloo. Toutefois la légende ne comporte pas le mot EMPEREUR en toutes lettres mais l’abréviation : EMP.
6. Autrefois dans la collection Fabius et aujourd’hui dans une collection privée.
7. Musée de la Légion d’honneur, archives de la 12e Cohorte.
8. Les quelques rares insignes d’époque Présidence ou second Empire à légende complète répertoriés sont des modèles transformés ou de luxe. Ainsi le bijou de grand-croix attribué au maréchal d’Ornano (1784-1863), Collection L.B., illustrée dans Bourdier, p. 76, est en fait un bijou composite constitué d’une étoile de la IIe République, à laquelle a été ajoutée sous la Présidence une couronne royale de type belge et des centres portant la légende complète. Ce bijou ne servait sans doute qu’à un usage quotidien. En effet, le ressuscité de la retraite de Russie, grand-croix en 1850, Grand Chancelier de la Légion d’honneur en 1852, gouverneur des Invalides en 1853, enfin maréchal de France en 1861, eut certainement, comme les autres maréchaux, plusieurs bijoux de grand-croix.
9. Illustré p. 75 de l’article d’Alain Cloarec, « L’ordre impérial de la Légion d’honneur et l’institution des armes d’honneur ».
10. Il faut noter qu’un petit fleuron orne l’anneau de bélière de l’étoile sans couronne. Cet élément décoratif a été meulé sur l’insigne sommé d’une couronne probablement lorsque la transformation a été faite. Les bijoux de ce même type (Coudray), très élégants, datant de la Restauration, nés avec la couronne, ne présentent plus la trace de ce motif.
11. 15 juin 2003, Fontainebleau, Me Osenat, J.C Dey expert, lot n°514.
12. Il était en réalité fourbisseur-passementier, cf. « Almanach du Commerce de Paris», J. de la Tynna, Paris 1812, et devait fournir au maréchal tous ses effets militaires.
13. Les coins et matrices des fabricants de décorations constituaient leur véritable fonds de commerce. Précieux et pratiquement indestructibles, ils passaient les révolutions pour resservir sous les restaurations. En 1814, Coudray put immédiatement répondre aux commandes de bijoux et colliers du Saint-Esprit, et en 1851, Cailloué ou ses successeurs remployèrent, semble-t-il, les coins du centre d’avers du grand aigle du maréchal Ney pour frapper celui du bijou du maréchal d’Ornano.