L'ordre du Moretto (Vatican)

Dominique Henneresse

 

SE l’ambassadeur Antonio B. Spada a bien voulu faire bénéficier le musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie d’un très important dépôt, comprenant des pièces d’une exceptionnelle rareté. Parmi celles-ci, on trouve une croix de chevalier de l’Ordre du Moretto, exposée dans la salle Mario Spada des ordres étrangers. L’étude ci-après vise à mieux faire connaître cet ordre des États Pontificaux qui a été attribué entre 1806 et 1870 à un très faible nombre de bénéficiaires.

 

Au cours des siècles, les souverains pontifes ont créé de nombreuses académies dont ils étaient les protecteurs. L’une d’elles, l’Académie de Saint-Luc, trouve son origine dans une association de peintres fondée à Rome à la fin du XIIIe siècle et pourvue de statuts en 1371 par le Pape Grégoire XI (1370-1378). Sous Sixte IV (1471-1484), en 1478, cette Compagnie des peintres romains se transforma en Université des Arts. Ses membres se réunissaient dans une petite église de Rome dédiée à Saint-Luc, dont la légende raconte qu’il aurait peint le premier tableau de la Vierge. C’est à ce titre qu’il est aujourd’hui, entre autres, le saint patron des artistes peintres et sculpteurs. C’est à Grégoire XIII (1572-1585) qu’on doit la transformation le 15 octobre 1577 de l’Université des Arts en Académie des Beaux-arts, dite depuis Académie de Saint-Luc, qui servira de modèle lors de la création de nombreuses académies en Europe. Des statuts lui furent donnés en 1594. Elle était dirigée par un Prince à l’origine élu pour un an mais rééligible. Les statuts furent réformés à plusieurs reprises au cours des pontificats suivants. On pourra en trouver le détail dans les ouvrages mentionnés en bibliographie.

C’est en 1795 que les Princes de l’Académie sont pour la première fois honorés : par le bref apostolique du 12 juin 1795, le Pape Pie VI (1775-1799) leur accorde un titre nobiliaire : «Tout Prince de l’Académie sera nommé de fait Comte Palatin». Mais c’est son successeur Pie VII (1800-1823) qui crée pour les distinguer spécifiquement l’ordre chevaleresque del Moro dit aussi Ordre des Princes de l’Académie de Saint-Luc. C’est l’objet du bref « Illud soepe numero ». Il est daté du 23 septembre 1806. En voici les extraits les plus significatifs, selon la traduction qui en est donnée par plusieurs auteurs dont Guigue de Champvans : « …Considérant souvent, pour Notre part, que l’honneur entretient les arts et que tous sont entraînés par la gloire à l’étude. Nous Nous appliquons à honorer autant qu’il est possible, par des distinctions et des récompenses, les professeurs des Arts Libéraux. Parmi les autres académies des Arts Libéraux instituées avec sagesse et prévoyance par les Pontifes Romains, Nos prédécesseurs dans cette aimable Ville, celle qui est appelée vulgairement Académie de dessin, placée sous le patronage de Saint-Luc évangéliste, brille et a brillé d’un éclat particulier … Pour Nous, Nos chers fils les membres actuels de la dite Académie Nous ont fait remarquer naguère que le titre de Comte expire avec les trois années de la présidence et qu’il serait opportun que quiconque a joui de cette dignité et de cette charge demeure perpétuellement honoré de quelque distinction ; … Nous conférons au Président actuel et au Président pro tempore de la dite Académie le simple titre de Chevalier et Nous voulons que le Président, même après l’expiration des trois années de sa charge, puisse prendre, pour sa vie durant, le titre et l’appellation de Chevalier et que sa vie durant il puisse porter en public, attachée au revers de son habit, librement et licitement, une croix de Chevalier, conforme au modèle et à la forme qui Nous a été soumise, à savoir : « à pointes d’émail blanc, fileté d’or, avec une tête de More ornée en son milieu d’un bandeau et surmontée d’une couronne de laurier, le ruban rouge avec des raies noires », et que de même les autres Académiciens qui précédemment ont rempli la fonction de Président aient le pouvoir et le droit de jouir du même titre et de porter pareillement la même croix... » Ce bref est signé du cardinal Braschi degli Onesti, neveu de Pie VI, alors secrétaire des brefs.

Ce texte appelle un certain nombre de commentaires.

Tout d’abord, il ne donne pas le nom de l’ordre. C’est ainsi que dans les publications d’époque ou plus tardives, il est appelé Ordre du Nègre (Schulze), Ordre du More (Artaud), ou encore ordre de Moreto (Gourdon de Génouillac). On conservera dans cet article l’appellation et l’orthographe les plus usuelles, c’est-à-dire l’ordre du Moretto. Moretto, ou petit more selon les spécialistes de la langue italienne, allusion à la famille du Pape.

 

La tête de maure, ornée d’un bandeau blanc qui indique l’esclave libéré selon un article paru dans l’Osservatore Romano, est un attribut qui n’est pas rare en héraldique. On la trouve dans le blason de familles nobles. Elle figure, au naturel et couronnée, dans les armes du Pape Benoît XVI pour symboliser l’ancien diocèse de Freising (Bavière). La tête de maure de l’ordre du Moretto est directement inspirée de celles qu’on trouve dans les attributs des armes de la famille Chiaramonti1. Pie VII les a reprises dans son blason papal personnel décrit ainsi dans les archives du Vatican (les sites Internet consultés ne sont toutefois pas d’accord sur les détails du blason, quelques variantes intervenant selon les sources) : «Parti en 1 d’argent à la croix patriarcale de sable posée sur un mont de trois cimes de sinople avec les trois lettres PAX de même brochant sur le tout et en 2 tranchés d’or et d’azur à la bande d’argent chargée de trois têtes de maure animée de sable et tortillée aussi d’argent au chef d’azur aux trois étoiles d’or de huit pointes posées 2 et 1».

Le dessin auquel il est fait référence dans le bref n’est pas connu. Mais trois représentations différentes de la croix de chevalier sont répertoriées dans l’iconographie de l’ordre. La première, sur une gravure aquarellée dans l’ouvrage de Giacchieri (1853), montre un insigne conforme à la description générale du Pape Pie VII, avec en outre un ruban or dans la couronne de laurier.

La seconde apparaît dans l’ouvrage de Wahlen (1844). Elle diffère de celle de Giacchieri par sa couronne de laurier entièrement en or. Ce même dessin est repris dans Gourdon de Génouillac (1860).

La troisième est celle de l’ouvrage de Hercolani (1860). Elle se singularise par un ruban de couleur rouge qui fait une boucle, sommant la couronne de laurier et venant s’y enrouler. Le ruban de la croix de chevalier est lui aussi apparemment intégralement rouge.

Deux croix de chevalier seulement sont connues. Elles appartiennent toutes deux à Antonio B. Spada et sont reproduites ici.

L’insigne conservé dans les collections d’Antonio B. Spada mesure 58 x 36 mm. Il est en argent mais pas poinçonné. Il a la forme d’une croix à huit pointes, émaillée de blanc, filetée d’or, portant au centre un médaillon circulaire ayant à l’avers une tête de maure d’émail noir avec un ruban noir en son milieu, sur émail blanc fileté d’or, et au revers un simple médaillon émaillé blanc. La croix est surmontée d’une couronne de laurier. Le ruban est absent. Cet insigne est probablement de facture plus ancienne que celui mis en dépôt au musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie.

 

L’insigne du musée a les dimensions suivantes : 86,1 mm x 40,1 mm. Il est en argent mais n’est pas non plus poinçonné. Il se différencie du premier d’une part par la couronne de laurier émaillée vert, et d’autre part, par le ruban formant bélière qui surmonte la couronne de laurier. Cet exemplaire n’a pas non plus son ruban.

 

L’existence de variantes d’interprétation ou de fabrication n’est en soi pas étonnante. Il n’y a eu qu’un peu plus de vingt bénéficiaires entre 1806 et 1870 (certains ayant exercé la fonction à plusieurs reprises), exception faite des prédécesseurs éventuels de Camuccini :

• Princes de l’Académie Saint-Luc

1806 - 1810 Vincenzo Camuccini (premier Prince à porter officiellement la croix de chevalier)

1811-1822 Antonio Canova, Prince perpétuel et ensuite Président à vie à compter du 20 mars 1814 jusqu’à sa mort en 1822

• Présidents de l’Académie Saint-Luc

1814 - 1816 Andrea Vici

1817 - 1819 Gaspare Landi

1820 - 1822 Francesco Massimiliano Laboureur

1823 - 1825 Girolamo Scaccia

1826 Vincenzo Camuccini

1827 - 1828 Alberto Thorvaldsen

1829 Giulio Camporese

1830 - 1831 Andrea Pozzi

1832 Antonio d’Este

1833 - 1836 Gaspare Salvi

1837 Tommaso Minardi

1838 - 1840 Antonio Sola

1841 - 1843 Clemente Folchi

1844 - 1846 Giovanni Silvagni

1847 - 1849 Guiseppe De Fabris

1849 - 1853 Luigi Poletti

1854 - 1855 Filippo Agricola

1856 - 1859 Pietro Tenerani

1860 - 1863 Antonio Sarti

1864 - 1866 Francesco Podesti

1867 - 1869 Pietro Tenerani

1870 Virginio Vespignani

Le bref ne fait pas mention de l’uniforme. Il n’a pas été institué immédiatement ; les statuts de 1817 sur lesquels on reviendra indiquent que les Princes de l’Académie portent l’uniforme «dit de ville». C’est le Pape Grégoire XVI (1831-1846) qui a institué en 1834 l’uniforme illustré ci-après. Il se compose d’un frac de drap noir fileté d’un passepoil de drap blanc et d’un pantalon long blanc. Sur le frac, des broderies de soie bleu ciel représentent une guirlande sur le col et les parements, et deux guirlandes pardevant sur la poitrine. Le frac comporte neuf boutons en acier brillant. Le chapeau est un bicorne de peluche noir, orné de plumes blanches. Il porte la cocarde pontificale jaune et blanc maintenue par quatre cordons d’or. Rappelons qu’en mars 1808, un mois après l’entrée de ses troupes françaises dans Rome, le général Miollis décida d’incorporer les troupes pontificales dans ses rangs. Le Pape fit alors publier un édit portant qu’il changeait les couleurs de sa cocarde alors rouge et jaune en jaune et blanc pour les militaires qui lui étaient restés fidèles. Ces couleurs sont restées le symbole du Vatican depuis. L’uniforme comporte enfin une épée dont la poignée est en nacre avec des ornements d’or complétée d’une dragonne à glands d’or.

Une autre distinction, tout à fait particulière et probablement unique, fut accordée à un Prince de l’Académie. En 1815, Canova fut créé Marquis d’Ischia pour avoir assuré la médiation dans la restitution au Vatican des oeuvres d’art confisquées par la France dans le cadre du Traité de Tolentino en 1797.

En 1817, le peintre Gaspare Landi assure la direction administrative de l’Académie, avant d’en prendre la présidence. Il est à l’origine des statuts qui seront adoptés le 15 Décembre 1817. Dans l’article 1, il est rappelé que l’Académie est instituée «pour l’enseignement et le progrès des beaux-arts, pour honorer le mérite de ceux qui les exercent avec distinction en les admettant en son sein, pour veiller à la conservation des monuments publics existant à Rome et dans l’État pontifical». L’académie comporte des académiciens titulaires dits de mérite et des académiciens honoraires. Il y a douze académiciens titulaires pour chacune des trois classes (peinture, sculpture, architecture) auxquels s’ajoutent vingt étrangers. Le nombre des académiciens honoraires est illimité. Dans les arts dits secondaires (portraits, paysages, gravure sur pierres dures, acier ou cuivre), il y a quatre membres par branche y compris les étrangers. L’académie peut accueillir des académiciennes, en nombre illimité. L’académie est administrée par un Conseil. Son président est élu pour un an et renouvelable deux fois. Le secrétaire du Conseil reçoit une médaille d’or «en compensation de ses bons services». Chaque membre du Conseil qui assiste aux séances reçoit un jeton de présence en argent.

À la suite de l’entrée des troupes italiennes dans Rome le 20 septembre 1870 et de l’annexion des Etats du pape le 9 octobre, l’académie prend le nom d’académie royale.

L’ordre du Moretto n’est plus attribué. De nouveaux statuts seront imposés à l’Académie par un décret royal du 9 octobre 1873. Selon Trost, cité par le colonel Rullier dans ses archives, l’ordre aurait été provisoirement restauré par le pape Pie X en 1908 mais nous n’avons pas pu valider cette assertion. De nos jours, l’Académie subsiste sous le nom de Accademia nazionale di San Luca mais elle ne fait plus partie des académies pontificales.

Bibliographie

 

Annuario 2009 della Academia Nazionale di San Luca, 2010

Arnaud (Jean), L’Académie de Saint-Luc à Rome. Considérations depuis son origine jusqu’à nos jours. Rome, Hermann Loescher & Cie, 1886

Berthod (Bernard) et Blanchard (Pierre), Trésors inconnus du Vatican, Les Editions de l’amateur, Paris, 2001

Hercolani (Ercolano Conte Gaddi), Storia degli ordini equestri romani, Rome, 1860

Guigue de Champvans (Frédéric), Histoire et législation des Ordres de Chevalerie, marques d’honneur et médailles du Saint-Siège, Paris, 1913 et Paris, 1932-1933

Artaud (Chevalier), Histoire du pape Pie VII, tome II, Paris, Imprimerie d’Adrien Le Clere & Cie, 1836

Wahlen (Auguste), Ordres de chevalerie et marques d’honneur, Bruxelles, 1844

Schulze (H.), Chronique de tous les ordres et marques d’honneur de chevalerie accordées

par des souverains et des régences avec les dessins des décorations, Berlin, 1853

Romano (Gaetano Moroni), Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, volume XI, Venezia, Tipografia emiliana, 1841

Gourdon de Génouillac (Henri), Dictionnaire historique des ordres de chevalerie, 2ème

édition, 1860

Giacchieri (Pietro), Commentario degli ordini equestri existenti negli stati di Santa

Chiesa, Rome, 1853

Fonds d’archives du colonel Paul Rullier, Musée national de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie

«Le blason du pape Benoit XVI», Mgr Andrea Cordero Lanza di Montezemolo, Osservatore

Romano, 2005

Sites Internet www.geneanet.org et www.araldicavaticana.com

NOTE DE BAS DE PAGE

 

1 Pie VII était né Luigi Barnaba Chiaramonti, une famille noble de Césène (Romagne)