Un homme, une décoration : le général Blangini, grand-officier de la Légion d'honneur le 6 février 1852

 

 

Quel était le modèle officiel de la plaque de la Légion d'honneur de la présidence ?

 

 

Patrick Spilliaert

 

Cette question, la plupart des spécialistes et des amateurs de phaléristique se la sont posée. En effet, il existait jusqu'à présent une grande incertitude sur ce qu'était le modèle d'ordonnance de cette période faute de preuves indiscutables.

 

 

La présidence de Louis Napoléon Bonaparte commencée en décembre 1848 s'est achevée avec son accession à la dignité impériale le 2 décembre 1852 sous le nom de Napoléon III. Le modèle de la Légion d'honneur dit de la présidence est celui qui fut retenu après le coup d' Etat du 2 décembre 1851 et organisé par deux textes réglementaires: le décret du 31 décembre 1851 qui rétablissait l'aigle française sur la croix de la Légion d'honneur et le décret du 1er février 1852 relatif à la forme de la décoration de la Légion d'honneur dont l'article 1 disposait laconiquement qu'elle était rétablie telle qu'elle avait été adoptée par l'empereur (Napoléon 1er). Ce modèle a eu une durée de vie très brève car à la suite du décret organique de la Légion d'honneur du 16 mars 1852, l'aspect de la décoration allait être modifié pour évoluer vers le modèle élégant et bien connu du Second Empire (dont on peut avancer, en se référant aux cartons conservés à la bibliothèque Marmottan, qu'il est lui- même issu du dessin par l'orfèvre Biennais de la croix de la Légion d'honneur sous le Premier Empire).

 

Les ouvrages spécialisés de décorations ou les catalogues de ventes aux enchères décrivent le modèle de plaque de cette époque  comme étant très proche de celui  de la Monarchie de Juillet ou de la Deuxième République (plaque anglée de drapeaux tricolores) avec, pour s'en différencier au centre, l'Aigle impériale ayant la tête  tournée parfois vers la gauche, parfois vers la droite et, en exergue, la devise « Honneur et patrie » (voir les numéros 421, 422 et 423 dans «Ordres de chevalerie, décorations et médailles de France » de Jean Pierre Collignon).

 

A notre connaissance, il n'existe aucune publication présentant le modèle  de plaque présidence dans sa version d'ordonnance, la seule distribuée officiellement (et à l'époque gratuitement)  par la Grande Chancellerie  de la Légion d'honneur.  L'unique moyen de trancher cette question d'une manière rigoureuse et incontestable consiste alors à se reporter à des sources documentaires.

 

Le Musée de la Légion d'honneur a pris l'initiative  en 2002 de publier un   indispensable « Guide de recherches en histoire de la Légion d'honneur » afin de faciliter le travail des chercheurs et de présenter de façon exhaustive l'état des fonds publics conservés dans les services d'archives français. Grâce à l'auteur de ce Guide, Madame Laurence Woodey, conservateur adjoint du Musée, il nous a été possible de dépouiller les archives de la Légion d'honneur relatives à la période s'étendant de la Monarchie de Juillet au Second Empire, qui se trouvent au palais de Salm (sous-séries LHM B3, LHM B4, LHM B5). Malheureusement l'incendie criminel du palais le 23 mai 1871 a détruit une large partie des archives de l'Ordre. Ce qui reste est précieux et riche d'enseignements mais ne fournit pas la clé de la réponse à notre problème.

 

C’est le hasard de la consultation d'archives privées qui permet d'affirmer aujourd'hui sans contestation possible que la plaque photographiée ci-contre (avec au dos le cachet de la maison Ouizille Lemoine, Joailliers bijoutiers de la Légion d'honneur, rue du Bac n°1. PARIS) est bien le modèle d’ordonnance officiel de la présidence.

 

En effet le 16 octobre 2004 étaient dispersées au feu des enchères à Dijon l'ensemble des papiers et des décorations (exposées dans un cadre de bois) du général Jean-Baptiste Blangini né à Fossano en Italie (Piémont) le 5 septembre 1796, entré au service de  la France comme simple soldat à la Légion Hohenlohe (qui fournira le noyau de la future Légion étrangère) le 2 mars 1817, naturalisé français le 25 juin 1823 et décédé le 28 août 1852 à Orléans   après avoir gravi tous les échelons de la carrière militaire en   terminant général commandant de la division d'Alger (à compter  du 31 octobre  1848) et grand­officier de la Légion d' honneur, dignité conférée par le prince président le 6 février 1852.

 

 

La forme de la décoration du modèle présidence ayant été fixée entre les deux décrets du 31 décembre 1851 et du 1er février 1852, la plaque du général Blangini constitue donc  l'un des tous premiers exemples  de plaque de dignitaire de cette époque.  Son  aspect est identique à celui qui sera adopté un peu plus tard comme modèle d'ordonnance du Second Empire. La seule différence entre les deux types de plaques  tient au dessin de l’Aigle de la partie centrale dont la tête est tournée à gauche et dont le style s'inspire beaucoup des Aigles du Premier Empire. La pastille du revers de la plaque qui apparaît à cette époque (pour disparaître vers la fin du XIXème siècle) fournit quelques indications chronologiques sur le fabricant officiel des insignes de la Légion d'honneur :

  • La maison Ouzille Lemoine mentionnée dans l’annuaire du commerce Didot Bottin depuis 1825 comme « Joailliers de la Légion d’honneur » était installée au 1 rue du Bac depuis 1840 ;
  • En 1861, sa raison sociale sera modifiée en « Ouzille Lemoine – Lemoine fils successeur » et, en 1864, elle déménagera au 7 et 9 rue Duphot (le 9 rue Duphot étant le seul mentionné à partir de 1869) ;
  • en 1876, elle s'installera rue Saint Honoré (on trouve des plaques de la Troisième République signées au revers  avec  cette  adresse), puis en 1901 rue de Castiglione, avant de fusionner avec la maison Cartier en 1909 (elle aura préalablement cédé ses outillages de décorations à la maison Lemaitre qui elle-même sera absorbée en 1937 par Arthus Bertrand).

 

Comme nous allons le voir un peu plus loin, les décorations étaient généralement adressées aux récipiendaires dans le mois qui suivait leur nomination. Grâce à la consultation de décrets de nomination conservés dans les archives du Musée, je me suis employé à relever la liste des grands-croix et grands-officiers de la Légion d'honneur élevés à ces dignités entre le 2 décembre 1851 et l'entrée en vigueur du décret organique de mars 1852 qui clôt la période du modèle présidence:

  • 10 décembre 1851 : grand-officier, le général Pélissier
  • 11 décembre 1851 : grands-croix, les généraux Magnan, Baraguay d'Hilliers, d’Hautpoul ; grand-officier, de Thallenay, ministre plénipotentiaire
  • 12 décembre 1851 : grand-croix, le général Arrighi de Padoue ; grands-officiers, les généraux Levasseur, Parchappe, Marey Monge, d'Astorg
  • 15 décembre 1851 : grand-officier, le contre-amiral Dubourdier
  • 31  décembre 1851 : grand-officier, le général Vast-Vimeux
  • 7 janvier 1852 : grand-officier, le général Prévost
  • 21 janvier 1852 : grand-officier, le général Lugnot
  • 26 janvier 1852 : grand-officier, l’Ambassadeur d' Espagne à Vienne
  • 6 février 1852 : grand-officier, le général Blangini
  • 7 février 1852 : grands-croix, le duc de Calabre, le général sarde Chiodo ; grand-officier, le Marquis de Turenne
  • 21 février 1852 : grand-croix,  le comte de Cavour, premier  ministre  du Roi  de Sardaigne

 

 

On dénombre ainsi 20 dignitaires et autant de plaques. Au total, combien de plaques ont été fournies à la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur par le  bijoutier Ouizille Lemoine ? Seule la comptabilité matière de !'Ordre sur les exercices 1851 -1852 permettrait de répondre à coup sûr. Nous ne disposons pas de ces années dans  les archives du musée. En revanche, on relève que sur l'année 1847, le fournisseur a livré à la Grande Chancellerie 5 ensembles (bijoux et plaques) de grands-croix et 21 plaques de grands­-officiers. Si l’on retient l'exercice 1849 parmi les données éparses dont on dispose, ces chiffres sont respectivement de 4 et 18. Ils sont plus élevés pour les années de la période du Second Empire : respectivement 16 et 39 en 1857 (première  série disponible dans les archives du musée), 11 et 29 en 1858, 8 et 35 en 1865. Il n’est pas déraisonnable d’avancer comme une estimation fiable le chiffre d'une trentaine de plaques du modèle présidence fournies par Ouizille Lemoine à la Grande  Chancellerie.

 

Pendant cette période, il était tout à fait loisible pour les dignitaires qui possédaient déjà une plaque et souhaitaient afficher leur loyauté à l'égard du nouveau gouvernement soit d'en faire changer le centre (le Musée possède une plaque transformée de ce type avec la tête de l'Aigle tournée vers la gauche à l'instar de la plaque du modèle d'ordonnance), soit d'en acquérir une nouvelle auprès de la Maison Ouizille Lemoine qui proposait au moins deux modèles : celui à pointe de diamants (identique à celle du général Blangini) ou bien celui imitant la cannetille (par exemple la plaque du général Oudinot, grand­ croix en août 1851, qui est exposée au château du Touvet), soit d'aller s'enquérir auprès des autres fabricants qui tenaient commerce de décorations au Palais royal. Les collec­ tions de la reine d'Angleterre possèdent ainsi une plaque de l'époque de la présidence appartenant au Prince Albert (voir le catalogue de l'exposition de la collection royale britannique à la Fondation Mona Bismark en 1996 , p.17) et qui fut achetée auprès du fabricant Halley (actif entre 1846 et 1859).

 

Après le 16 mars 1852, les (futurs) symboles impériaux se sont fixés et le choix dans le dessin de l'Aigle s'est arrêté, la tête étant tournée vers la droite. Pour des raisons financières évidentes, les fabricants de décorations n' avaie nt pas ou peu de stocks dans les grades les plus élevés ce qui explique la relative rareté de la plaque du modèle présidence par rapport à la plaque d'ordonnance Second Empire (qui a été distribuée pendant 18 ans et a été produite à plusieurs centaines d'exemplaires).

 

 

 

La Grande Chancellerie a dû cependant continuer à écouler les pièces présidence dont elle disposait encore au début de l' empire ce qui explique que l'on trouve une plaque identique à celle du général Blangini dans l'ensemble de grand-croix décerné à titre étranger au général commandant l'armée sarde en Crimée, Alphonso Ferrero marquis de La Marmora (dépôt de l'Ambassadeur Spada au Musée de la Légion d'honneur, voir «Onori et glorie », tome III, p.117), de même pour la plaque du général (futur maréchal) de Mac Mahon élevé à la dignité de grand-officier le 10 août 1853, qu'il portait (comme plaque de grand-croix) au moment de la bataille de Sedan en 1870 et qui se trouve au Musée de l'Armée (voir «La guerre franco allemande», Collections historiques du Musée de l’Armée n°3 , p. l03). Enfin, on peut supposer que les plaques avec drapeaux dont les centres présentent une Aigle tête tournée vers la droite sont des remontages plus tardifs. Le musée en présente un exemplaire authentique provenant de la collection Spada : la plaque de la Légion d'honneur de la Monarchie de Juillet ayant appartenu au Chancelier Etienne Pasquier (1767-1862) dont le profil d'Henri IV a été remplacé par une Aigle en or.

Dans tous les cas, il était certainement plus avantageux pour les membres de la Légion d'honneur de faire modifier l'apparence de leurs décorations en faisant changer les centres que de procéder à une nouvelle acquisition. On ne peut pas parler alors de modèles réglementaires mais d'insignes ou de plaques transformés ou hybrides.

 

A cet égard, il paraît intéressant de mentionner le prix des décorations de la Légion d'honneur que la Grande Chancellerie devait payer à son fournisseur. Là encore les comptes qui figurent dans les archives du Musée sont incomplets mais ils permettent toutefois de dresser une comparaison portant sur trois années de référence :

1847 Modèle Louis Philippe :

ensemble de grand-croix : 448 francs

plaque de grand-officier : 90 francs

croix de commandeur : 194 francs croix d'officier: 80  francs

croix de chevalier : 17 francs

crédits d'acquisition de la Grande Chancellerie : 63000 francs (pour 5 ensemble de grands-croix, 21 plaques de grands -officiers, 61 croix de commandeurs, 229 croix d'officiers, 1689 croix de chevaliers).

 

1848 Modèle Deuxième République:

ensemble de grand-croix : 348 francs

plaque de grand-officier : 80 francs

croix de commandeur : 144 francs

croix d'officier : 63 francs

croix de chevalier : 13,50 francs

crédits d'acquisition de la Grande Chancellerie : 47996 francs dont 43234 francs pour le nouveau modèle républicain institué

à partir du 12 septembre 1848 (pour 4 ensemble de grands-croix, 3 plaques de grands-officiers, 32 croix de commandeurs,

191 croix d'o fficiers , 1849 croix de chevaliers).

 

1857 Modèle Second Empire :

ensemble de grand-croix : 328 francs

plaque seule : 60 francs

croix de commandeur : 169 francs

croix d'officier:  74 francs

croix de chevalier : 15 francs

crédits d'acquisition de la Grande Chancellerie : 77097 francs (pour 16 ensemble de grands-croix, 39 plaques de grands-officiers,

103 croix de commandeurs, 323 croix d'officiers, 1880 croix de chevaliers) dont 14233 francs à refacturer à la charge du ministère des affaires étrangères pour prix des décorations envoyées à des étrangers.

 

 

 

Au vu de ces éléments, il est possible d'avancer l'hypothèse que la plaque ordonnance en argent du modèle présidence était au même prix que celle du Second Empire : 60 francs, soit bien moins que les plaques émaillées et rehaussées d'or de la Monarchie de Juillet ou de la Deuxième République. Les séries de comptes dont on dispose montrent que les prix se sont maintenus tout au long du Second Empire et jusqu'au début de la Troisième République (la comptabilité matière pour 1'exercice 1873 fait état de prix identiques entre les nouveaux insignes républicains et les modèles de l'empire), illustrant la stabilité du franc de l'époque.

 

 

Dans le cadre de cette étude, il a paru utile de reproduire les documents disponibles relatifs aux promotions dans l'Ordre de la Légion d'honneur du général Blangini. Cet ensemble documentaire est riche non seulement en ce qu'il retrace les étapes de la carrière d'un militaire assez exemplaire de son époque, mais également en ce qu'il est illustratif du formalisme adopté par les régimes concernés (Monarchie de Juillet et Deuxième République) dans la délivrance des titres de nominations et de ce que cela est susceptible de nous apprendre :

 

 

  • document 1 : lettre du ministère de la guerre en date du 31 août 1836 informant le capitaine Blangini que le Roi, par ordonnance du 30 du même mois l’a nommé chevalier de la Légion d'honneur, le Grand Chancelier étant chargé de faire procéder à sa réception et de lui remettre sa décoration.

Bien que cela ne soit pas mentionné dans le courrier, la raison de cette promotion est liée la citation à l'ordre de l'année du capitaine Blangini qui s'était particulièrement distingué dans les combats de Bougie en avril et juin 1836 dans son commandement aux avant-postes, ce qui lui avait valu la croix alors qu'il n'avait pas encore 40 ans.

 

  • document 2 : lettre du maréchal Soult, duc de Dalmatie, Président du Conseil et ministre de la guerre en date du 28 novembre 1844 informant le colonel Blangini (du 58ème régiment de ligne) que le Roi par ordonnance du 27 du même mois l'a nommé officier de la Légion d'honneur.

 

  • document 3 : lettre du Grand Chancelier de la Légion d'honneur en date du 9 janvier 1845 lui adressant la décoration d'officier et l'autorisant à la porter. Il est précisé qu'un titre de nomination sera envoyé lorsque seront parvenues à la Grande Chancellerie « les pièces prescrites par l'instruction jointe».

Ce titre ne figure pas dans la liasse d'archives. Il s'agit sans doute du brevet. A-t-il été demandé ? A-t-il été perdu au cours des vicissitudes du temps ? Il n'est pas possible de répondre. Le seul point que l’on puisse souligner est que les brevets de la Légion d'honneur de la Monarchie de Juillet se rencontrent peu fréquemment, contrairement à ceux de la Restauration ou du Second Empire. Quelle était la pratique ? Il est très vraisemblable que ces brevets d'époque Louis-Philippe n' étaient pas systématiquement établis.

 

  • document 4 : lettre du ministre de la guerre en date du 16 avril 1846 faisant connaître au colonel Blangini que le Roi par ordonnance du 15 du même mois l'a nommé commandeur de la Légion d'honneur.

 

  • document 5 : lettre du Grand Chancelier  de  la Légion  d'honneur en date du 14 juillet 1846 lui adressant la décoration de commandeur et l'autorisant  à la porter.

Il est à noter qu'il n'est plus fait mention  dans ce courrier de l'envoi ultérieur d'un titre de nomination.

 

  • document 6 : lettre du ministre  de la guerre en date du 7 février 1852 informant le général Blangini que le Président de la République par décret du 6 février du même mois l'a nommé grand-officier de la Légion   d' honneur.

Le colonel Blangini a été promu au grade de maréchal de camp le 22 avril 1847. Le 31 octobre 1848, il s'est vu confier le commandement de la division d'Alger. Le 2 décembre 1851 a eu lieu le coup d'Etat du Prince Président Louis Napoléon Bonaparte. Il est probable que la dignité de grand-officier a non seulement couronné la longue carrière d'un officier ayant à son actif 21 campagnes (dont 19 en Algérie) et deux blessures , mais aussi qu'elle a récompensé son attitude pendant le coup d'Etat.

 

  • document 7 : lettre de nomination de grand-officier de la Légion d'honneur adressée par le Grand Chancelier au général Blangini en date du 29 février 1852.

Ce document qui est d'une présentation plus soignée que les précédents (à l'époque, il devait tenir lieu de brevet) ne mentionne plus que la décoration est envoyée au récipiendaire alors que cela a bien été le cas en pratique. Enfin, il est à signaler que le général Blangini n’a guère eu l'occasion de porter sa plaque du modèle présidence car dès le 6 février il était mis en disponibilité à sa demande (vraisemblablement pour raison de santé) et allait décéder en France six mois plus tard.